PHILÈBE ou Du plaisir
de Platon.

. . . Dialogue philosophique de Platon (428-347 avant J.-C.), appartenant à la dernière partie de son œuvre. Platon y traite principalement le problème du bien suprême ; mais on y trouve également d'importantes allusions, qui rappellent le Parménide (*), aux difficultés de concevoir les idées comme de rigides unités transcendant les êtres particuliers auxquelles elles se rapportent, et on peut même y relever une anticipation de la doctrine cosmologique qui sera développée dans le Timée (*). Les personnages sont Socrate, Philèbe et Protarque ; mais dès le début du dialogue, qui s'ouvre sur une discussion déjà entamée, Philèbe, fatigué, laisse à son ami Protarque le soin de défendre sa thèse : selon lui, le bien s'identifie avec le plaisir, tandis que pour Socrate le bien se confondrait avec l'intellect. L'identification grossière et en même temps captieuse, d'après laquelle, aux dires de Philèbe, le plaisir est la divine Aphrodite elle-même, offre à Socrate l'occasion d'inviter ses interlocuteurs à examiner leurs idées au crible de la dialectique : « don de Prométhée », celle-ci leur permettra de discuter d'une manière qui ne soit plus seulement hypothétique. Puisque le bien se reconnaît à trois caractères : la perfection, la suffisance et le fait qu'il est désiré de tous, les thèses opposées de Philèbe et de Socrate s'écroulent, et il convient de reconnaître le véritable bien dans un mélange équilibré de plaisir et d'intelligence. Si le premier prix revient à cette « vie mixte », il reste à examiner auquel des deux éléments revient le second prix. Pour arriver à une conclusion, Socrate distingue dans l'univers les aspects qu'on y peut reconnaître : l'« illimité », toujours susceptible de transformations, c'est-à-dire le devenir (et plaisir et douleur sont à inscrire dans cette catégorie, car ils sont toujour variables) ; la « limite », ce qui est en soi mesure (en font partie, bien que Socrate le laisse seulement entendre les idées comme « archétypes » séparés du monde sensible) ; le « mêlé », c'est-à-dire ce qui résulte de la limitation et de l'illimité (en font partie toutes les choses concrètes, y compris la vie humaine) : enfin, la « cause » qui opère une telle limitation : ce serait l'esprit, élément régulateur dans la vie humaine comme dans l'univers. A la base de ces prémisses générales, on peut distinguer dans la connaissance divers plans hiérarchiquement ordonnés, à partir du plan de la plus grande pureté, représenté par la dialectique, pour descendre, en passant par l'arithmétique et les autres sciences pratiques, aux arts, où l'exactitude est remplacée par la conjecture. Parallèlement, varient en importance les contributions que les divers degrés de la connaissance apportent au bien de l'âme. Mais c'est à une analyse semblable à celle à laquelle on a soumis la connaissance que doit être également soumis le plaisir, dans lequel le Socrate a déjà reconnu initialement un élément déterminant du bien et du bonheur.
. . . A ce point du dialogue, Protarque prend la parole et contre l'assertion de ceux qui prétendent que les plaisirs doivent être distingués en vrais et en faux, il fait valoir que les catégories de vrai et de faux ne peuvent s'appliquer qu'aux idées et non aux sentiments ; c'est pourquoi le plaisir (comme la douleur), en tant qu'émotion vécue, est toujours vrai, encore se fonderait-il sur une représentation erronée. Mais, selon Socrate, la « fausseté » d'un plaisir tient aux conditions qui l'ont fait naître. En effet, quand le plaisir consiste dans l'assouvissement d'un besoin physique (Socrate se sert à cet effet d'un exemple grossièrement persuasif, « se gratter lorsqu'on a la gale »), il consiste proprement en un sentiment « mélangé », où se marient la douleur, c'est-à-dire le besoin, et le plaisir, c'est-à-dire la satisfaction ; or, dans ce cas, précisément, on doit dire que le plaisir est « faux ». Au contraire, les plaisirs vrais sont les plaisirs « sans mélange », ou « purs ». qui ne dépendent pas d'une base corporelle, mais ont leur origine uniquement dans l'esprit, et qui consistent donc en plaisirs intellectuels, les seuls qui soient un véritable bien. Mais cela est loin de suffire ; malgré cette radicale limitation, le plaisir n'occupe que le cinquième rang parmi les éléments constitutifs du bien, étant précédé d'abord par la mesure, ensuite par la beauté, puis par l'intellect et enfin par les sciences, les arts et les opinions droites. Ce mélange d'éléments n'est pas accidentel ; il s'inspire de critères déterminés, qui sont la limite, la proportion et la vérité. Ces critères, ainsi qu'on l'a vu, constituent les trois éléments du mélange lui-même : la limite est la mesure représentée par les sciences parfaites, la proportion signifie la science du beau, et la vérité (sous son aspect subjectif) n'est autre que l'intellect. Ce classement par quoi se termine ce dialogue des plus complexes, nous donne une idée de la Sagesse telle que la concevait Platon, ensemble de qualités esthétiques, morales et intellectuelles, de l'équilibre desquelles naît cette santé spirituelle qui s'identifie avec le bien et avec le bonheur. De la sorte se trouvent dépassés aussi bien l'hédonisme, qui cependant est conservé en ce qu'il offre de valable, que l'intellectualisme éthique de Socrate. — T.F. Les Belles-Lettres, 1949
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