TIMÉE ou De la nature.
Œuvre de Platon (428?-347 av. J.-C).

. . . Ce dialogue, à sujet cosmologique, appartient comme le Philèbe (*) qui lui est immédiatement antérieur, à la dernière période de l'œuvre de Platon. Socrate se retrouve à Athènes avec les mêmes amis auxquels il a rapporté, la veille, le long discours sur l'État idéal qu'il avait tenu autrefois dans la maison de Céphale (v. République) : ils doivent maintenant lui rendre la pareille. Assistent au dialogue ; Timée de Locres, Hermocrate de Syracuse et Critias ; plus un quatrième personnage dont Platon ne révèle pas l'identité. Ayant résumé l'entretien de la veille, Socrate voudrait que ses amis, qui ne sont pas seulement des philosophes, mais des hommes d'action, complètent le tableau de l'État parfait. Critias fait allusion à un récit qu'il avait entendu à l'âge de dix ans de son aïeul nonagénaire, lequel l'avait reçu de la bouche de Solon ; celui-ci, à son tour, le tenait d'un prêtre de Saïs en Egypte : c'est le mythe d'Atlantide, l'île immense qui se trouvait au-delà des colonnes d'Hercule, mythe déjà oublié par les Grecs « ces éternels enfants ». Selon l'ancien récit, étrange mais vrai si l'on en croit Solon, les Athéniens auraient été, neuf mille ans auparavant, le premier de tous les peuples par la sagesse de leurs lois et la force de leurs armes ; et ils auraient sauvé de l'esclavage les peuples méditerranéens grâce à leur victoire sur le puissant empire établi au cœur de l'Atlantide. Mais un cataclysme avait englouti cette île dans la mer et avec elle, toute l'armée athénienne ; et c'est ainsi que les Athéniens ont oublié leur passé glorieux. Critias se propose de traiter plus longuement de ces événements (v. Critias), et son récit sera comme une transposition dans la réalité de la fiction idéale de la république ; les citoyens imaginés par Socrate ne sont en effet que les ancêtres des Athéniens dont parlait le prêtre de Saïs. Mais Timée prend la parole ; particulièrement versé en astronomie et curieux des sciences de la nature, il entend commencer par l'origine du monde pour terminer par la création de l'homme. Après avoir invoqué tous les dieux et toutes les déesses, comme il sied à quelqu'un qui s'apprête à parler du Monde, il commence donc son récit. Il distingue entre l'Être et le Devenir, le premier immobile et accessible seulement par la pensée, le second changeant et perceptible par les sens. Et comme le monde appartient au Devenir, et que celui-ci ne saurait exister sans une cause, un Dieu père et créateur, un Démiurge, a été nécessaire pour le créer. Le Démiurge créa donc l'univers en façonnant le Devenir, mais d'après un modèle idéal parfait, et il agit ainsi par pure bonté car, dépourvu de toute envie, il voulait que tout fût bon et semblable à lui-même. Pour que le monde fût beau, il dût le doter d'une âme intelligente, car rien de ce qui est dépourvu d'intelligence n'est beau ; et il le fit unique, pour qu'il contînt tous les êtres du monde sensible, de même que son modèle contenait tous les intelligibles. Il employa ensuite les quatre éléments : l'air, l'eau, le feu et la terre ; quant à la forme, il préféra la forme sphérique comme la plus parfaite. Pour ce qui est de l'âme, créée, non après, mais avant le corps, il la forma en mêlant le variable et l'invariable de manière à constituer une troisième essence ; et ce mélange, capable de par sa nature, de savoir et de juger, il le disposa en deux cercles, l'un extérieur, l'autre intérieur, tous deux animés de mouvements différents. Le monde créé ne pouvant pas être éternel comme son modèle, le Démiurge « se préoccupa de fabriquer une certaine imitation mobile de l'éternité » et dans ce but, il créa le Temps « qui progresse selon la loi des nombres ». Pour peupler ce monde, il créa tout d'abord les dieux célestes, intelligences animatrices et motrices des astres ; ceux-ci engendrèrent les dieux inférieurs (ceux de la tradition religieuse hellénique) que le Démiurge chargea par la suite de créer les autres êtres vivants. Mais afin que ces derniers eussent en eux quelque chose d'immortel, il créa lui-même l'âme rationnelle, qu'il plaça ensuite sous l'influence des divers astres. Autour de l'âme, les dieux créèrent le corps, en se servant des quatre éléments, de sorte que le principe rationnel, bien que destiné à dominer les autres par sa nature, est sujet à se soumettre aux passions qui souvent obscurcissent l'entendement ; ce qui peut être évité grâce à la discipline de l'esprit. Ici Timée introduit un autre élément essentiel de la création du monde, c'est-à-dire la nécessité, indispensable à la génération des choses, bien que subordonnée à l'intelligence. Après avoir invoqué un dieu sauveur qui le préserve d'émettre des opinions invraisemblables, Timée, rappelant la distinction qu'il a précédemment faite entre une essence immobile et une autre sujette à la génération, parle d'une troisième espèce « difficile et obscure », mais nécessaire à la création, qu'il qualifie de « réceptacle », de porte-empreinte de toutes choses, de « mère ». De cette « espèce invisible et sans forme » (que nous appellerions matière, mais à laquelle Timée ne se décide à donner aucun nom précis), la partie qui est enflammée paraît flamme, la partie humidifiée paraît élément humide, et elle semble « terre ou air selon les proportions dans lesquelles elle reçoit les images de la terre et de l'air ». Grâce à elle, le Devenir sortit du chaos ; grâce à elle, se formèrent les quatre corps qu'on appelle éléments, mais qui ne sont en réalité que des agrégats changeants de la matière, composée, elle, d'éléments plus simples et de forme triangulaire ; c'est en effet à partir du triangle qu'ont été formées les figures solides, dont les dieux se sont servis pour construire les quatre corps : le cube pour la terre, l'icosaèdre régulier pour l'eau, l'octaèdre régulier pour l'air, le tétraèdre régulier pour le feu. Timée examine alors les propriétés des éléments, puis la nature des sensations, toujours dépendants de causes mécaniques secondaires, qui ont à leur tour pour cause première la nécessité, ordonnatrice téléologique de l'univers. Il explique ensuite que les dieux ont placé dans le corps humain, bien séparées de l'âme rationnelle, les deux parties de l'âme mortelle, l'une irascible (dans la poitrine), l'autre concupiscente (dans le ventre) ; et là « ils ont attaché cette partie de l'âme comme une bête brute qu'il faut bien nourrir ». Il examine ensuite l'importance et les fonctions du cœur, des poumons, du foie (considéré comme le siège des rêves et de la divination) et de toutes les autres parties du corps, ainsi que les moyens d'assurer la santé du corps ; santé qui, étant essentiellement une harmonie entre l'âme et le corps, devra être entretenue par l'hygiène, la gymnastique et la musique, toujours sous la conduite de l'intelligence rationnelle. Timée conclut ce long discours, en expliquant la génération des femmes et des animaux : « Ceux des mâles qui étaient couards et avaient mal vécu se sont apparemment transformés en femelles lors de la deuxième naissance » ; les oiseaux proviennent des « hommes sans méchanceté, mais légers », etc.
. . . Cette œuvre a exercé une influence immense sur les doctrines postérieures, néo-platonicienne et chrétienne ; de cette dernière surtout le Timée contient en germe certains principes, comme par exemple, le désintéressement de Dieu dans son œuvre de création. On relève aussi quelques géniales anticipations de découvertes scientifiques plus tardives. Le style est grandiose et hiératique, non dépourvu, comme il sied à un sujet si grave, d'une grandiloquence sévère : tout l'exposé a un ton de religiosité pythagoricienne, qui nous montre que Platon s'était, dans les dernières années de sa vie, rapproché de cette école, laquelle imprégnait de mysticisme la recherche scientifique et divinisait la géométrie. Ce rapprochement ne rompt en rien la continuité de la pensée platonicienne. Après avoir dans ses dialogues dialectiques (v. Parménide, Théétète, Sophiste, Politique) abordé avec une force toujours croissante la doctrine des idées transcendantes, Platon avait donné dans le Philèbe une première construction systématique de sa nouvelle théorie : il proposait une définition du bien, qui n'impliquait plus le détachement socratique du monde sensible (v. Phédon), mais une vie mêlée d'intelligence et de plaisir, et aussi une définition de la réalité comme mélange d'illimité et de limité. Ce point de vue ne fait qu'amorcer la doctrine cosmologique développée dans le Timée. A vrai dire, l'influence pythagoricienne est loin d'être la seule qu'on décèle dans cette œuvre majestueuse et hardie, où paraissent confluer tous les courants scientifiques et métaphysiques de la pensée grecque, mais transformés et vivifiés par le génie et par l'art de Platon. — T.F. Les Belles-Lettres, 1949.

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