Traités 1-6
de Plotin
Ce volume contient les Traités
1. SUR LE BEAU - 2. SUR L'IMMORTALITE DE L'AME - 3. SUR LE DESTIN - 4. SUR LA REALITE DE L'AME I - 5. SUR L'INTELLECT, LES IDEES ET CE QUI EST - 6. SUR LA DESCENTE DE L'AME DANS LES CORPS.
Traductions sous la direction de Luc Rrisson et Jean-François Pradeau
Extrait de l'introduction (fin)
. . . Ces rappels succincts de ce que sont les trois réalités peuvent être maintenant complétés par un résumé de ce qui commande leurs rapports mutuels.
. . . Dans le chapitre déjà cité du traité 10, Plotin évoque une forme de succession : il y a d'abord l'Un, puis l'Intellect qui « vient » de l'Un, et enfin l'Âme qui vient à son tour de l'Intellect. Ici comme dans l'ensemble de l'œuvre, ce sont à la fois l'extériorité et la succession chronologique qui caractérisent le rapport des trois réalités ; celles-ci sont distinctes et proviennent les unes des autres. Les commentateurs modernes parlent de « procession » pour désigner ce processus de génération successive à l'explication duquel Plotin n'a de cesse de revenir (2). Si l'Âme procède de l'Intellect qui procède de l'Un (qui, lui, ne procède que de lui-même), c'est qu'il faut classser hiérarchiquement les trois réalités ou principes, selon leur primauté causale : l'Un est premier, l'Intellect deuxième et l'Âme troisième. Et c'est peut-être là le seul aspect de leurs rapports mutuels qui puisse être convenablement apprécié : en effet, les deux caractéristiques signalées plus haut (l'extériorité des principes et leur succession chronologique) ne sont que des approximations. Comme Plotin le répète souvent, on ne peut concevoir que les trois pnncipes aient commencé un jour d'exister, ou que leur engendrement relève d'une génération chronologique successive, à la manière d'une lignée biologique. De la même façon, on ne doit pas croire que ces trois réalites existent séparément les unes des autres, comme si elles avaient chacune un lieu (ce qui n'aurait guère de sens, puisqu'elles sont incorporelles), et comme si elles n'étaient pas les unes dans les autres, ce quelles sont. Et pourtant, en dépit de la fausseté de ce type de représentation, Plotin a constamment recours. C'est, dit-il, qu'on ne peut parler autrement (1). Mais c'est aussi que cette représentation locale et chronologique n'est pas sans mérite, puisqu'elle permet de désigner dans leur diversité la plupart des rapports qu'entretiennent entre eux des principes qui sont ainsi hiérarchiquement et localement distingués, selon des degrés successifs de descente ou de remontée qui sont également des degrés de perfection : l'Un est au-dessus de l'Intellect qui est au- dessus de l'Âme qui elle-même est au-dessus du sensible dans lequel elle descend ; l'Âme n'aspire qu'à remonter toute entière dans l'intelligible, quand l'Intellect porte son regard vers l'Un. La représentation hiérarchique verticale des realités, si elle est la plus commune dans les trailtés, n'est toutefois pas la seule dont Plotin fasse usage. S'il parle le plus souvent de l'Intellect « au-dessus » de l'Âme et « au-dessous » de l'Un, ou de la procession comme d'une « descente » et de la contemplation comme d'une « montée », Plotin emploie encore une métaphore circulaire d'embrassement ou de gravitation centripète : l'Un est le centre qu'embrasse et autour duquel se trouve l'Intellect, lui-même entouré par l'Âme qui tourne autour de lui. C'est ce que signale, parmi d'autres, cet important passage du traité 28, Sur les difficultés relatives à l'âme II :
. . . « Si l'on donne au Bien le rang de centre, alors on donnera à l'Intellect celui de cercle immobile, et à l'âme celui celui de cercle en mouvement, ce mouvant par son désir. Car l'Intellect possède et embrasse immédiatement ce qui est au-delà de l'être, alors que l'Âme doit toujours le désirer. La sphère de l'univers, parce qu'elle possède l'âme qui désire le Bien, est mue par le désir qui est dans sa nature. Mais cette aspiratIon naturelle, un corps ne peut l'avoir nature que pour ce qui lui est extérieur ; ainsi ne cesse-t-elle de tourner et de revenir sur le même chemin ; elle se meut en un cercle » 28 (IV, 4), 16, 23-31.
note : 2. Le terme de « procession », qui ne rend pas un unique équivalent grec, a une valeur générique : Plotin emploie plusieurs substantifs ou formes verbales afin de désigner la manière dont l'une des réalités « avance » et « donne » ainsi, ou « permet » l'existence de la suivante. D.J. O'Meara, qui a choisi de nommer « dérivation » ce processus, en donne une présentation d'ensemble dans son Introduction aux Ennéades, p. 79-104.
1. On ne peut faire autre chose que penser et parler à propos de quelque chose qui est au-delà de la pensée et qui est ineffable (l'Un), tout comme on ne peut se représenter la génération des principes autrement que sous la forme d'un engendrement dans le temps. S'agissant du premier point, voir les remarques, entre autres, du traité 32 (V, 5), 6, 7-26 : « Il n'est pas possible de saisir l'Un comme un individu, car alors il ne serait plus le principe, mais seulement cet individu dont vous parlez. Mais si toutes choses relèvent de ce qui est engendré, de laquelle d'entre elles direz-vous qu'elle est l'Un ? Puis qu'il n'est aucune d'entre elles, on peut dire seulement qu'il est au-delà d'elles. [...] C'est que nous parlons d'une chose ineffable, et nous la nommons afin de la désigner le mieux possible à nous-même. ». Et, quant au second point, voir le traité 33 (II, 9),3, 1014 : « Toutes les choses doivent donc toujours et nécessairement venir les unes des autres ; les choses autres que la première ont été engendrées en ce sens qu'elles viennent d'autres réalités. Les choses dont on dit qu'elles ont été engendrées ne sont pas nées, mais ont toujours été et le seront toujours.»
. . . Plotin soutient ici, ce que ne pourrait évidemment représanter un étagement vertical, que chaque principe ou realité embrasse celle dont elle procède et qui est alors le centre autour duquel elle se tient. Ce faisant, Plotin affirme que la réalité ne quitte pas ce dont elle procède, mais qu'elle est éternellement tournée vers sa cause ou son géniteur que, de surcroît et d'une certaine manière, elle contient. Bien mieux alors que la généalogie verticale, l'embrassement circulaire permet d'exprimer une hypothèse majeure de la doctrine plotinienne : tout est dans tout ; chaque réalité « possède toutes choses ». Ce qui veut notamment dire que l'Intellect et même l'Un sont en l'Âme (1a). Dans le chapitre 10 du traité 10, Plotin montre ainsi que le rapport entre les réalités n'est pas d'extériorité ou de séparation locale, mais que « tout comme ces trois réalités sont dans la nature des choses, il faut penser qu'elles sont aussi en nous (1b) », D'où bien sûr, pour l'âme humaine, cette possibilité de contempler, de retrouver et de s'unir au principe qui l'a engendrée, sans pour autant le chercher au-dehors d'elle- même. La métaphore de l'embrassemcnt circulaire dit encore assez bien que la deuxième et la troisième réalité, l'Intellect et l'Âme, ont une nature double. L'Intellect, autour d'un centre parfaitement simple, comporte déjà une part de multiplicité, celle d'un cercle composé de parties ; et l'Âme à son tour, qui est mobile, comporte une multiplicité et se trouve liée à ce dehors, à cet autre de l'intelligible qu'est le sensible (comme l'indique dans le texte cité la mention des « corps »). Mais pour multiple que soit l'Intellect ou pour mobile et lice au sensible que soit l'Âme, l'un et l'autre n'en possèdent pas moins l'Un, qui est à la fois leur objet de contemplation et quelque chose d'eux- mêmes, leur possession (2). Cette coappartenance des réalités est accentuée par l'exercice commun de certaines fonctions. Comme on va y insister, chacune des trois réalités engendre quelque chose qui lui est apparenté sans lui être identique, chacune d'elle produit, éclaire, domine et prend soin de ce qu'elle a produit ; à rebours, chaque réalité désire celle qui est au-dessus d'elle, la contemple et s'efforce de l'imiter. Mais ces activités, les premières dans le sens de la « descente » de l'Un vers l'Âme, les secondes de la « remontée », ne sont pourtant pas dissociables. C'est en effet une autre hypothèse caractéristique des traités plotiniens que de ne pas simplement soutenir, comme le faisaient les médioplatoniciens, qu'un principe en produit un autre en dessous de lui en prenant pour modèle celui qui le précède, mais d'affirmer que cette contemplation est elle-même et immédiatement production, qu'il s'agit d'une seule et même activité : contempler, c'est chercher à imiter la réalité dont on procède, et cette imitation est une production.
note : 1a. Ce qui voudra dire aussi que l'intelligible est d'une certaine manière dans le sensible ; Plotin précise en effet que le monde sensible tourne autour du monde réel qu'est l'intelligible : 22 (VI,4),2. Les traités 22 et 23 démontrent l'universelle immanence de l'intelligible au sensihle, endépit même de leur séparation : ce qui est là-bas (ekeî), n'en demeure pas moins, d'une certainc façon, présent ici-bas (enthaûta). De la même manière, il faut reconnaître que l'Intellect, s'il ne lui « appartient » pas, est bien « dans » l'Âme, comme le soutient 49 (V, 3), 3.
1b. 10 (V, 1), 10, 5-7.
2. Comme le rappelle, dans le contexte d'un argument éthique, le chapitre 44 du traité 28 (IV, 4), où Plotin dit du sage qu'il ne cherche pas en dehors de lui-même un bien illusoire, mais qu'il sait au contraire que le seul bien véritable est « celui qu'il possèd », l'Un (et ce, via l'Intellect auquel l'Âme s'unit).
. . . L'Intellect et l'Âme exercent ainsi des activités qui les engagent en même temps au-delà et en deçà deux-mêmes. C'est qu'ils constituent, avec l'Un, une même réalité cohérente et organique, et non pas simplement une succession. Si l'on s'en tenait à une représentation verticale ou étagée de la réalité, on manquerait sans doute le fait que les trois principes sont la totalité d'une réalité intelligible, d'un monde dont Plotin entend défendre la parfaite unité (1). Il s'agit là toutefois du « monde intelligible », c'est-à-dire d'un monde distinct du monde sensible et qui seul, à la différence du second, peut être dit réel. De ce point de vue la coappartenance réciproque de ces trois réalités qui ne sont pas séparées les unes des autres (2) est bien l'effet de leur commune nature intelligible, de leur « parenté » (suggéneia). Cette parenté est qualifiée par Plotin de deux façons, qui ne se recoupent pas, mais se complètent et, parfois, se contredisent, selon que la procession est présentée comme une génération (le principe est le géniteur du rejeton qui vient après lui, il est son « père ») ou comme une production (le principe produisant cette image de lui-même qu'est son produit). Quoi qu'il en soit, il importe avant tout à Plotin d'établir que chaque réalité a pour cause ou principe celle qui la précède, et de démontrer encore que chacune reste attachée à celle qui l'a ainsi engendrée ou produite.
note :
1. Il n'y a ainsi rien d'autre que ces trois réalités ; voir par exemple 33 (II. 9), 1, 11-16 : « Ne dépendant pas d'autre chose, n'étant pas en autre chose et n'étant point une combinaison, il est nécessaire que rien ne se trouve au dessus de lui [le Premier]. Il ne faut donc pas remonter à d'autres principes, mais il raut mettre celui-là en tête, et après lui l'intellect, qui est le premier à intelliger, puis l'âme aprèsl'Intellect (car c'est la l'ordre qui correspond à la nature des choses). Et nous ne devons poser aucun autre principe que ceux-là dans le monde intelligible. »
2. Ce dont le traité 38 (VI, 7), après les explications abondantes du traité 28, donne l'une des meilleures illustrations (voir le chap. 2, qui évoque la « coproduction simultanée de toutes choses »).
. . . En établissant ces principes, les traités plotinieins se mettent dans l'obligation de résoudre deux sortes de difficultés concomitantes : celles qui sont relatives aux rapports qu'entretiennent ces trois réalités et celles qui sont relatives à l'architecture générale de la réalité intelligible telle qu'on vient de l'esquisser. Ces difficultés engagent la nature même du projet philosophique plotinien, qui s'efforce de conjoindre l'hypothèse d'un principe premier simple, cause de lui-même, suffisant et absolument bon, à celle d'une procession de toutes choses à partir de lui. Les réponses qu'apportent les traités peuvent en la matière sembler ad hoc, forgées pour la circonstance. Peut-être en effet Plotin était-il contraint de rendre compte de la muliplicité pour cette simple raison qu'elle existe : la nature est changeante, les phénomènes ou encore les vivants sont nombreux et ils diffèrent les uns des autres, de telle sorte que l'explication de la multiplicité est une nécéssité pour qui entend philosopher, c'est-à-dire rendre raison de la réalité. Mais à le concevoir ainsi comme une déduction artificielle du multiple depuis son unique principe, on manquerait l'effort que mène l'œuvre plotinienne lorsqu'elle se demande, que ce soit à propos du divin, du monde, de la nature ou des mœurs humaines, non pas tant comment la multiplicité de toutes choses dérive de l'Un qui est simple, mais bien plutôt comment cette multiplicité parvient à s'unifier en une totalité. Dire que toutes choses ne sortent pas de l'Un mais y retournent, c'est mettre l'accent sur le processus d'unification qui commande l'existence de chaque réalité, c'est se demander ce qui fait du monde un tout ordonné, ou encore comment cette multiplicité que nous sommes nous-mêmes peut atteindre l'unité qui fera notre bonheur et notre excellence. On doit ainsi apercevoir que le statut spécifique de chacune de ces trois réalités n'était sans doute pas le souci majeur d'un philosophe qui ne traite pas séparément de ses trois « principes », mais qui les distingue toujours afin de mieux qualifier la manière dont ils se rapportent les uns aux autres et la manière dont chaque réalité trouve dans celle qui l'a engendrée le principe de sa détermination comme de son activité. De la sorte, à partir de ces principes, c'est un monde que Plotin ordonne tout entier, et ce sont les rapports qui lient entre eux les trois pincipes qui donnent leur commun fondement à la cosmologie, à la physique comme à l'éthique dont les traités poursuivent l'élaboration. Car l'architecture de la réalité intelligible qu'édifient les traités plotiniens se propose de résoudre les questions et les difficultés auxquelles les doctrines philosophiques classiques, pour l'essentiel celles de Platon, d'Aristote et des stoïciens, s'étaient mesurées. Des difficultés d'ordre cosmologique et physique, et des difficultés d'ordre éthique, dont il faut bien comprendre que le système plotinien des trois principes est forgé afin de les résoudre.
VI. LES FINS DE l'ÂME HUMAINE DANS UN MONDE PLATONICIEN
. . . Les trois principes plotiniens sont des réalités intelligibles et incorporelles. C'est à partir de ces réalités que tout ce qui est doit être expliqué. Plotin objecte ainsi aux stoïciens, qui tenaient l'ensemble de la réalité pour corporelle, tout en retenant l'un des principaux éléments de leur représentation du monde, celle de son unité et de sa cohérence, de sa « symphatie ». Il est vrai, comme le soutiennent les stoïciens, que le monde est une unité dont toutes les parties s'affectent mutuellement, quelle que soit la distance qui les éloignent. C'est du reste pour cette raison que certaines formes de magie ou d'astrologie sont efficaces ou vraisemblables, lorsqu'elles exposent ou font usage de l'action réciproque qui lient entre elles les différentes parties de l'univers (comme c'est le cas, par exemple, de l'action que les astres exercent sur la vie des vivants terrestres que nous sommes). Mais la cohérence organique du monde sensible n'est en rien l'effet de ses parties ou le résultat de l'action en leur sein d'un même principe corporel. Si le monde a l'unité, mais aussi la beauté et la bonté qu'il faut selon Plotin lui reconnaître, c'est uniquement parce qu'il est le produit de réalités plus éminentes, incorporelles et intelligible. A la suite de Platon, Plotin attribue au monde lui-même une origine et une nature divines : il est un vivant sphérique et fini, doté d'un corps et d'une âme, composé de six astres mobiles et d'un septième immobile en son centre, la terre. L'ensemble du monde et de ce qu'il contient a été produit d'après un modèle intelligible dont l'âme du monde et les âmes des astres contemplent et imitent la perfection. En dépit des réserves que lui inspire la figure d'un dieu artisan, le « démiurge » fabriquant le monde, Plotin adopte et suit fidèlement la cosmologie du Timée, dont il commente minutieusement bon nombre de pages. C'est encore à la lumière du Timée qu'il conduit une recherche physique, en évoquant la plupart des thèmes et questions qui, depuis la Physique aristotélicienne, définissaient en propre la science de la nature (1). La question du statut de la matière occupe dans les traités une place déterminante et particulièrement originale (2).
note :
1. On retrouve ainsi dans les trailés les principales rubriques de la Physique d'Aristote : l'infini, le temps, la matière,1a forme, l'acte et la puissance. A l'exception de l'infini, chacune d'entre elles fait l'objet d'un traité entier (12 (II, 4), 17 (II, 6), 25 (II, 5) et 45 (III, 7)).
2. C'est là une question difficile et extrêmement disputée parmi les commentateurs contemporains (comme la Notice du traité 12 (II, 4) y insistera).
. . . Comme on l'a rappelé, la doctrine plotinienne défend semble-t-il un « émanatisme » intégral qui fait procéder l'ensemble de la réalité du principe premier, l'Un. Le terme de cette procession est l'indétermination en quoi consiste la matière, si tant est que l'indétermination absolue puisse consister en quoi que ce soit. Ainsi l'Un engendre-t-il l'Intellect, qui engendre l'Âme, qui engendre l'âme du monde dont une partie, 1'âme végétative du monde, engendre finalement la matière qu'elle informe afin de former des corps. La difficulté est manifeste : comment de l'Un, dont la perfection et la puissance sont ineffables, peut provenir ce non-être qu'est la matière ? Elle pourrait être formulée encore à la façon d'un paradoxe la matière est nécessaire, puisque l'on doit rendre compte de l'existence des choses sensibles, qui sont effectivement des composés de matière et de forme, mais elle est en même temps ce qui introduit dans la procession une forme de négativité ou de mal, un principe qui paraît échapper pour le contrarier au principe premier. Cette ditticulté est pour partie la conséquence de l'interprétation plotinienne du Timée. Comme l'avaient fait Aristote et ses successeurs, Plotin refuse l'artificialisme qui est au cœur de la cosmologie de Platon : la figure de l'artisan divin, le démiurge, est une fiction fâcheuse. C'est à l'âme qu'il revient d'informer la totalité du sensible, et de le faire en prenant modèle sur son propre principe, l'intelligible auquel elle appartient. C'est elle qui engendre la matière et l'informe. Non pas immédiatement, en se mêlant à la matière comme le supposaient les stoïciens, mais au moyen de raisons (logoi) qu'elle projette sur la Matière et qui sont les images des Formes intelligibles que l'âme reçoit. C'est ainsi, comme le voulait Platon, que le monde sensible reste selon Plotin une image de l'intelligible. Mais la matière où s'épuise la procession, la matière à partir de laquelle le monde tout entier est informé n'existe pas indépendamment de la réalité intelligible, à la manière d'un matériau préexistant. C'est donc que l'intelligible engendre, d'une certaine façon, sa propre négation, ou qu'il produit lui-même l'indétermination qui est son contraire.
. . . Cette hypothèse a des conséquences éthiques considérables. En identifiant l'Un au Bien premier et la matière au mal, Plotin se met dans l'obligation d'expliquer comment le Bien semble engendrer nécessairement le mal. C'est une question à laquelle les traités n'ont cesse de revenir, pour élaborer et approfondir une doctrine éthique dont l'argument majeur est celui d'une libération et d'un retour ou d'une « conversion » (d'une epistrophé). La condition de l'homme est celle d'une âme attachée à un corps, dont elle doit prendre soin afin d'accomplir au mieux possible l'animation de toutes choses. Aux prises avec l'indétermination matérielle, les âmes des vivants mortels ne trouvent leur accomplissement qu'à la condition de maîtriser le corps qui leur est dévolu. C'est en quoi consiste l'excellence ou la vertu (areté) qui leur est propre. L'affranchissement des contraintes ou des vicissitudes de l'existence corporelle n'est toutefois que le premier degré de l'élévation à la faveur de laquelle l'âme cherche à se rapprocher pour s'y unir à l'intelligible dont elle est issue et qui se révèle lui être d'autant plus accessible qu'elle ne l'a pas véritablemcnt quitté. C'est en elle-même que l'âme doit retrouver son principe, et c'est en se soustrayant à ce qui n'est pas elle mais qui lui est étranger qu'elle peut y accéder. Les conditions de cette remontée de l'ame vers son principe sont multiples et successives — elles correspondent à des degrés de vertu qu'expose le traité 19 (I, 2) —, mais elles sont toutes ordonnées a une même fin, qui est la contemplation. Si les vertus que sont notamment la tempérance, le courage, la réflexion ou la justice sont bien l'expression d'une purification de 1'âme, cette purification n'en demeure pas moins un simple moyen, celui du cheminement vers l'Intellect. La maîtrise que l'âme acquiert, en gouvernant son mode de vie et en se libérant de ce qui n'est pas elle, n'est que le signe, selon Plotin, des progrès qu'elle accomplit dans la contemplation de son principe intelligible. A terme, pour les âmes véritablement divines et philosophes, cette contemplation doit s'accomplir en une union, et, les vertus ne seront plus que le souvenir du chemin qui a conduit l'âme à s'assimiler à son principe, à se déposséder elle-même pour s'unir à l'Intellect et devenir comme lui « agathoeidés », semblable au Bien. Le chemin de l'excellence humaine prend ainsi l'aspect d'un retour, comme si nos âmes devaient d'une certaine manière parcourir le chemin inverse de celui qui a donné lieu à toutes choses : elles doivent se libérer du corps, remonter à l'intelligible et s'unir enfin à lui pour se tourner vers ce dont il est issu, l'Un.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Luc Brisson et Jean-François Pradeau.
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