Traités 1-6
de Plotin
Ce volume contient les Traités
1. SUR LE BEAU - 2. SUR L'IMMORTALITE DE L'AME - 3. SUR LE DESTIN - 4. SUR LA REALITE DE L'AME I - 5. SUR L'INTELLECT, LES IDEES ET CE QUI EST - 6. SUR LA DESCENTE DE L'AME DANS LES CORPS.
Traductions sous la direction de Luc Rrisson et Jean-François Pradeau
Extrait de l'introduction
... Au tournant des IIe et IIIe siècles, à la faveur d'une révision considérable de la lecture de Platon, une nouvelle tradition herméneutique platonicienne voit le jour, à laquelle on réservera le nom de " néoplatonisme " : Plotin en est, pour nous, le premier et le principal représentant (Il l'est toutefois par défaut, puisque l'oeuvre de ses prédécesseurs n'a été que partiellement conservée. qu'il s'agisse du maître de Plotin, Ammonius, dont Porphyre nous dit qu'il n'a rien publié [voir toutefois la notice de F.M. Schroeder, "Ammonius Saccas", Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, II 36, 2, 1987, p. 493-526], ou bien encore et surtout de Numénius, dont les fragments sont malheureusement lacunaires, alors même que son influence sur Plotin semble avoir été remarquable. Numénius, édition et traduction des Fragments, par E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1973. Structures hiérachiques dans la pensée de Plotin, p. 10-16 de D.J. O'Meara).
...Plotin renonce à l'hypothèse médioplatonicienne extrêmement ambiguë d'une dualité principielle divine pour défendre l'unité et la cohérence du monde, l'ordre unique de toutes choses (La doctrine qui est la sienne éloigne encore résolument Plotin des dogmes chrétiens, en dépit de l'usage que les Pères de l'Eglise pourront faire de son oeuvre. Le philosophe refuse d'accorder l'existence d'une divinité première qui serait l'agent d'un dessein volontaire qui aurait le monde ou l'homme pour objet. Le premier principe de Plotin engendre par surabondance, du seul fait de son excellence. Qu'il soit possible d'atteindre ce principe, d'y " revenir ", n'implique de la part de la divinité aucune sorte d'attention à notre sort, pas plus que cela ne fait d'elle le destinataire d'une possible prière. Si une expérience " extatique " de ce principe est possible, c'est dans la mesure où notre âme est susceptible de se concentrer sur elle-même au point d'y découvrir, pour se confondre à lui, le principe qui l'a engendrée, du seul fait de sa surabondante perfection). Pour ce faire, il doit entièrement revoir l'interprétation alors dominante du Timée, qui avait été, plus de deux siècles durant, le dialogue de référence des platoniciens. Les médioplatoniciens posaient au principe de toutes choses un dieu confondu avec son intellect, un Intellect divin pensant en lui-même les Formes intelligibles qui sont les réalités et les paradigmes de toutes choses, et laissant à l'intellect céleste (l'intellect de l'âme du monde) le soin de produire toutes les choses sensibles après lui (1). C'est à ce schéma principiel que Plotin renonce lorsqu'il refuse d'accorder à l'Intellect le rang de premier principe ; et c'est en y renonçant qu'il inaugure la tradition néoplatonicienne (2).
note :
1. Ici comme dans la traduclion des traités, nous suivons l'usage qui fait porter une majuscule aux " principe ", c'est-à-dire aux réalités véritables qui engendrent et expliquent ce qui vient à leur suite. La raison de cette graphie est simplemenl la nécssité de distinguer entre l'Un qui est principe et l'un en son usage ordinaire, entre l'Intellect qui est principe et l'intellect qui est une faculté de toute âme, ou enfin entre l'Âme qui est principe et n'importe laquelle des âmes individuelles qui entrent dans la composition de tout les êtres vivants. Dans les traités plotiniens, on va y revenir, ces principes sont donc au nombre de trois - l'Un, l'Intellect et l'Âme. Cette règle typographique est encore employée, comme c'est l'usage dans la traduction des dialogues de Platon, afin de distinguer la Forme intelligible (eîdos) de la forme ou figure de n'importe quel objet.
2. Pour les principaux d'entre eux et après Plotin, les représentant, de cette tradition sont Porphyre (c. 234-305), Amélius (IIIe siècle, qui enseigna à Apamée, en Syrie), Jamblique (c. 240-325, à Apamée), Plutarque d'Athènes (IVe siècle, fondateur de l'école néoplatonicienne d'Athènes), Syrianus (?-c. 438, à Athènes), Proclus (412-485, à Athènes), Damascius (c. 460-540, à Alexandrie puis à Athènes et enfin en Perse), Simplicius (début du VIe siècle, à Athènes puis en Perse) et Olympiodore (c. 500-565, à Alexandrie).
. . . Très brièvement résumé, l'argument plotinien est le suivant : l'Intellect (noûs), comme les Formes intelligibles qu'il contient, ne saurait être le premier principe, ni la première activité ; le noûs, qui est affecté de dualité, puisqu'il est une pensée qui se pense et qui pense aussi, en elle-même, une multiplicité de formes intelligibles, doit avoir une cause simple et première : il y a, répète ainsi Plotin, quelque chose au-delà de l'Intellect. Quelque chose dont la lecture alors dominante du Timée ne peut rendre compte qu'imparfaitement, et dont il faut chercher l'explication dans un autre dialogue que le Timée, le Parménide, qui traite précisément de " l'Un " absolument simple, au-delà de toutes choses. La première hypothèse du Parménide 137c-142a suppose ainsi l'existence de l'Un sans parties, sans commencement, dépourvu de toute qualité qui le multiplierait, dépourvue de toute figure, situé en aucun lieu et dépourvu de tout mouvement (1). Plotin entend se servir de cette hypothèse platonicienne afin de désigner plus convenablement le principe premier comme ce qui est simple, dépourvu pour cette raison de toute qualité (et de ce fait "ineffable") et cause de toutes choses, cause de toutes les réalités qui proviennent successivement de lui (2). Le Parménide de Platon devient ainsi, il le restera pour tous les représentants du néoplatonisme, le dialogue de reférence de l'exégèse platonicienne, dont on peut dire qu'elle se présente uninimement comme une explication de la manière dont toutes choses procèdent du "Premier". Le dispositif doctrinal plotinien se met ainsi en place au croisement de la lecture, ou plutôt de la révision médioplatonicienne du Timée, dont il est l'héritier fidèle, et d'un usage inédit du Parménide.
note : 1. S'agissant du statut et de la signification du Parménide dans l'oeuvre de Platon, mais aussi de sa postérité et des principales interprétations qu'en donnèrent les néoplatoniciens, on peut suivre les explications données par L. Brisson à sa traduction du dialogue (dans cette même collection). J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, p.43-115, présente la lecture plotinienne du Parménide.
2. Le simple est antérieur à tout ce qui est multiple ou composé. D.J. O' Meara a consacré un chapitre limpide de son Introduction aux Ennéades, p.59-70, à ce qu'il présente comme le " PAS " plotinien (le Principe d'Antériorité du Simple).
. . . Dans le traité 10, Sur les trois hypostases qui ont rang de Principes, Plotin présente sa propre doctrine :
" C'est la raison pour laquelle Platon dit que toutes choses sont en trois rangs "autour du roi de toutes choses" (il veut alors parler des choses de premier rang), et que "autour du second, se trouvent les choses de second rang ; et autour du troisième, les choses de troisième rang (3a)". Il dit encore qu'il y a un "père de la cause", voulant dire que la cause est l'Intellect ; en effet, l'Intellect est pour lui le démiurge, qui fabrique l'âme dans un "cratère (1)". Et il affirme que le père de la cause (la cause c'est l'intellect) est le Bien, et qu'il se trouve au-delà de l'intellect et "au-delà de la réalité". Il dit encore souvent que l'être et l'intellect, c'est l'idée ; Platon savait donc que l'Intellect vient du Bien, et que l'Âme vient de l'Intellect (2). Nos arguments n'ont donc rien de nouveau et ne datent pas d'aujourd'hui ; ils ont été proposés il y a longtemps, sans l'être explicitement et ce que nous disons aujourd'hui n'est qu'une interprétation de ces arguments, dont le texte de Platon vient attester l'ancienneté. [...] Le Parménide de Platon est en revanche plus exact (3b), car il distingue le premier un, qui est un au sens propre, du second un, qu'il appelle "un-plusieurs", et du troisième qui est "un et plusieurs". Il est ainsi et lui aussi d'accord avec la doctrine des trois natures " (10 (V, 1),8, 1-27).
note :
3a. Citations de la Lettre II attribuée à Platon (que les platoniciens anciens tenaient pour authentique, alors que les commentateurs contemporains la tiennent pour un apocryphe néopythagoricien).
1. Selon l'expression du Timée, 34b et 41d.
2. C'est une provenance immédiate dont le sens est causal : le noûs est ek tagathoû (issu du bien), l'âme est ek noûs (issue de l'Intellect).
3b. Plus exact que ne le furent, avant Platon, ceux qui, comme le Parménide historique, avaient réfléchi sur l'Un et sur l'identité de l'être et de l'intellect.
. . .Ce texte donne une idée assez juste de la manière dont Plotin conçoit lui-même sa situation et son projet philosophiques : se présentant comme un exégète de Platon, il se dit soucieux d'exposer une doctrine platonicienne que les dialogues contiennent de façon implicite. A la différence de ses prédécesseurs, Plotin ne s'en remet donc plus au seul Timée, mais il trouve dans le Parménide les principes de son exégèse et la description enfin adéquate de ce qui est à ses yeux la cause de toutes choses : l'Un. S'agissant de l'Un, Plotin suit le Parménide (137c sq.), où sont développées toutes les conséquences de l'hypothèse selon laquelle l'Un est : si l'on veut conserver à l'Un son unité, on ne peut rien lui attribuer ; il est par définition non prédicable ; dès lors qu'on affirme que l'Un est telle ou telle chose, qu'il possède telle ou telle qualité, on lui ajoute un attribut et on le " multiplie ". Force est donc d'atteindre cette conclusion déroutante que l'on ne peut même pas dire que l'Un est, puisque cela reviendrait à lui attribuer l'être, à lui attribuer le prédicat " existence ". En parler (dire autre chose que " Un ", mais c'est déjà trop, puisqu'on lui donne un nom), c'est toujours déjà lui ajouter quelque chose. Ainsi doit-on conclure " qu'il n'y a de lui ni nom ni définition. Il n'est de lui ni science ni sensation ni opinion " (l42a). L'Un, comme ne cessera alors de le répéter Plotin, est l'ineffable simplicité, ce dont on ne peut rien dire, ce à quoi on ne peut rien attribuer sans le dénaturer (1a). De ce qui restait dans le Parménide platonicien une hypothèse provisoire et aporétique (bientôt remplacée par une autre hypothèse relative à l'Un qui est), Plotin choisit de faire la définition même du principe dont procède la réalité dans son ensemble : l'Un, en dépit de son ineffable simplicité, est la cause de toutes choses. Cet usage du Parménide permet de surcroît, pour peu que l'on s'intéresse aux hypothèses platoniciennes qui suivent, de nommer deux autres modes d'être, ou plutôt, dans la mesure où l'être est l'une de ces deux réalités, deux autres réalités qui ont une existence (2). Il existe trois choses, ces trois réalités " premières " que le début du chapitre cité identifie à ce que Plotin tient pour les trois hypothèses du Parménide et qui épuisent la totalité du réel. Il revient alors aux traités de dire ce que recouvre chacune de ces trois réalités qui ont une existence, une " hypostase ", et comprendre comment elles se rapportent les unes aux autres. Plotin, dont c'est précisément l'objet dans ce traité 10, ne s'en tient certes pas, en guise de source platonicienne, au seul Parménide, mais il fait plutôt de ce dialogue la nouvelle matrice à partir de laquelle une relecture du Timée comme de la République, c'est-à-dire aussi bien une refonte du médioplatonisme, devient possible. Les outils conceptuels, la langue ou les arguments qu'il emploie à cet effet ne sont pas simplement ceux de Platon, pas plus qu'ils ne sont exclusivement ceux de ses contemporains stoïciens. Plotin forge sa doctrine en puisant à diverses sources scolaires, et il mêle dans ses traités des questions ou des arguments stoïciens à une maîtrise extrêmement fine des catégories et des termes d'Aristote (1).
note :
1a. Si l'Un est ineffable, il s'agit pourtant bien de quelque chose ; sur les difficultés relatives à l'impossible nomination du premier principe, voir le commentaire de G. Leroux au traité 39 (Paris, Vrin, 1990).
2. Le terme d'" existence " rend ici le grec hupôstasis, dont Plotin fait un usage technique. Toutefois, comme l'a montré H. Dörrie, " Hupôstasis, Wort und Bedeutungsgeschichte ", le terme n'a pas chez Plotin la signification qui sera la sienne chez Porphyre (où les hypostases seront désormais des niveaux de réalité distincts et hiérarchisés). Plutôt que d'être une hypostase, Plotin parle du fait, pour les trois réalités principielles, d'avoir une hypostase, une existence réelle (voir entre autres, dans ce volume, 5 (V, 9), 5, 46 ; ou 2 (IV, 7), 8 (4), 26, qui explique comment l'âme " reçoit " l'hypostase). En ce sens, la notion d'hypostase est synonyme de celle d'ousia (réalité, ou " essence " d'une chose), mais avec une connotation subjective et substrative, qui explique pour partie la traduction qu'en donneront les Latins (par substantia).
1b. Plotin emploie très souvent le vocabulaire technique aristotélicien, qu'il l'emprunte aux oeuvres aristotéliciennes ou bien aux discussions qui occupent les commentateurs d'Aristote (Plotin semble par exemple bien connaître les commentaires d'Alexandre d'Aphrodise) C'est à partir d'Aristote qu'il forge l'essentiel de sa description de l'Intellect qui se pense lui-même, et c'est encore à partir de concepts aristotélicien, qu'il décrit les principales modalités des rapports qui lient entre elles les différentes réalités : ainsi le rapport de l'acte et de la puissance lui sert-il à montrer que la réalité qui précède son produit est toujours plus active que lui, ou le rapport de la forme et de la matière à établir que chaque réalité informe celle qu'elle produit.
. . . " Il y a trois choses ", écrit Plotin ; trois choses qui sont dites " principes " et " réalités véritables " dans la mesure où elles seules ont une existence véritable, une " hypostase ". Le premier principe, simple, qu'est l'Un, puis à sa suite l'Intellect (qui est aussi être et vie) et enfin l'Âme (2). C'est à partir de ces trois réalités primordiales qu'une explication de toutes choses est possible.
. . . S'agissant de leur nature, Plotin donne des trois réalités des définitions suffisamment cohérentes (3) pour que l'on puisse les présenter ainsi et brièvement, en commençant par la cause de toutes choses : l'Un qui est le Premier.
note :
2. Au sens strict, l'Un qui précède et cause toute existence, n'a pas lui-même d'existence ; lui en reconnaître une, parler à son propos de " réalité ", est donc contraire à l'hypothèse de son absolue simplicité. Plotin se heurte à plusieurs reprises à cette difficulté, et notamment en 39 (VI, 8), 7, 47, où il accepte avec embarras une " quasi-existence de l'Un " (he hoîon hupostasis autoû) : voir les explications qu'en donne G. Leroux, dans son commentaire déjà cité.
3. Pour prendre une prudente mesure de l'éventuelle " évolution " doctrinale de Plotin et, surtout, pour une présentation plus complète des trois réalités intelligible, voir de nouveau D.J O'Meara, Structures hiérarchiques dans la pensée de Plotin, déjà cité.
L'Un
. . . Si le discours sur l'Un signe la rupture avec le médioplatonisme pour inaugurer la tradition néoplatonicienne, Plotin ne se contente toutefois pas d'un ajout en imputant ainsi une cause à l'Intellect divin qui était le principe ultime de ses prédécesseurs. Il attribue à cette réalité des caracteristiques qui sont inédites, aussi bien dans la tradition platonicienne que dans la pensée grecque dans son ensemble : l'Un est ce qui engendre toutes choses sans être engendré par autre chose, ou plutôt et en un sens très particulier, il est ce qui s'engendre lui- même en toutes choses. Cette singulière hypothèse d'un principe qui procède lui-même de lui-même, d'une cause de soi dont la pensée ne peut jamais rendre compte, reçoit dans les traités des explications variées qu'on peine parfois à accorder (1a). Mais c'est une difficulté que Plotin assume d'autant mieux qu'elle lui paraît inévitable dès lors que l'Un, ou ce que l'on nomme imparfaitement " Un ", est précisément un principe dont il n'est pas de connaissance possible : ni l'Intellect qui vient immédiatement après lui, qui est la première existence à laquelle donne naissance la puissance illimitée de l'Un, ni a forrtiori l'Âme que l'Intellect engendre, ne peuvent saisir par l'activité réflexive ou intellective une puissance qui se dérobe à toute saisie objective (2). L'Un est la puissance absolue, à la fois illimitée et simple, dont il ne peut y avoir de perception que compréhensive, en ce sens particulier que c'est en s'unifiant eux-mêmes, en retrouvant en eux-mêmes l'unité dont ils procèdent, que l'Intellect ou l'Âme pourront s'unir à l'Un comme à leur bien. C'est dire que l'Un n'est jamais connu que par et en autre chose que lui, comme la première puissance, la première cause de l'existence, de la bonté comme de la beauté de tout ce qu'il a engendré. La plus générale des difficultés relatives au statut de l'Un est alors la suivante : comment cet " Un " ou ce " Premier ", dont absolument tout procède et qui est la fin de toutes choses, demeure néanmoins absolument distinct de toutes choses, restant immobile en lui-même, dans une perfection autarcique (1b) ?
note : 1a. Comme c'est le cas, parmi tant d'exemples, de l'argument du traité 39, qui désigne le Premier comme un acte absolument originaire, un acte libre et volontaire (est-ce à dire que l'Un est un sujet qui délibère ou fait des choix ? Cela s'accorderait mal avec l'hypothèse selon laquelle l'Un est une nécessité absolue) ; comme c'est le cas encore de l'argument du traité 7 (V, 4), selon lequel l'Un exercerait une forme de pensée (mais comment peut penser ce qui, par définition, est au-delà de la pensée ?).
2. Comme y insiste notamment 9 (VI, 9), 6, 10-15 : " Il faut admettre aussi qu'il est infini, non pas parce que l'on n'arrive pas à mesurer la grandeur ou le nombre, mais en raison de l'illimitation de sa puissance. Car si tu le penses comme in Intellect ou comme un dieu, il est plus que cela ; et si, encore, tu l'unifies par la raison, là aussi il est plus que ce que tu peux te représenter de lui, parce qu'il a plus d'unité que ta pensée de lui ; il est en effet par soi et sans aucun attribut. "
1b. Une autarcie parfaitemcnt simple, puisqu'il n'est pas même possible de dire de l'Un qu'il est cause de lui-même ou qu'il se constitue lui-même. Ce serait en effet, objecte Plotin, faire de lui une chose double (voir 39 (VI, 8), 13-14).
L'Intellect, l'être, la vie
. . . Plotin retient fidèlement l'axiome médioplatonicien selon lequel les " intelligibles ", les Formes, ne sont pas en dehors de l'Intellect qui les pense (2a). Mais c'est l'identification de l'Intellect à l'être et à la vie, puis de nouveau l'hypothèse qu'il existe un principe au-delà de l'être, qui compliquent le statut de cette seconde réalité et lui donnent son aspect proprement plotinien. Une discussion sur l'être en tant que tel, désormais hypostasié (3), doit être engagée. Que l'être ne soit pas la réalité dans son ensemble (puisqu'il ya l'Un), et qu'on ne puisse ensuite distinguer l'être du sujet qui le pense, modifie en effet le schéma classique des théories anciennes de la connaissance. La question n'est plus tant de savoir comment un sujet de connaissance (l'âme ou l'intellect) connaît un objet (du genre être, un " étant "), mais comment le principe premier, l'Un, engendre une seule et même chose qui est être et intellection. Car Plotin ne se contente plus d'affirmer comme ses prédécesseurs platoniciens ou aristotéliciens que l'Intellect a la totalité de l'être pour objet de pensée, ni même que tout ce qui est pense d'une certaine manière, mais il soutient que l'Intellect et l'être sont une seule et même chose, que l'Intellect ne pense pas seulement l'être, mais qu'il est l'être. Il affirme encore que les Formes intelligibles, qui constituent l'Intellect comme un " monde intelligible ", sont, à proprement parler, les seules réalités qui soient. C'est ainsi que les traités plotiniens conçoivent la distinction des " deux mondes ", l'intelligible et le sensible, en expliquant que ce qui vient à la suite de l'Un n'est pas tant une réalité simple, ou le produit d'un agent unique, qu'une multiplicité, celle de la totalité intelligible que le Timée de Platon nommait le " vivant intelligible " (30a-c). Non seulement les Formes intelligibles sont les realités véritables, les êtres, mais elles sont encore les seuls véritables vivants : l'Intellect est la vie. " Si nous avons raison, il s'ensuit nécessairement que l'être est en vie et qu'il vit d'une vie parfaite (1). " C'est dire que l'être intelligible n'est pas dépourvu de la vie dont on pourrait croire qu'elle n'est qu'une propriété du sensible et des choses corporelles, ou qu'elle ne fait son appantion qu'avec la matière. C'est au contraire l'intelligible qui est la vie même, quand la vie sensible n'en est qu'une image imparfaite, provisoire et indéterminée ; c'est à lui et non pas à la matière qu'il revient d'être le principe de tout développement, de tout mouvement et de toute détermination (2b). La réalité (ousia), soutient Plotin à la suite des médioplatoniciens et à l'encontre de la doctrine stoïcienne, est incorporelle. Mais il y a plus : en choisissant de confondre la pensée à un mode d'être et à un mode de vie, à la réalité comme à la vie elles-mêmes, Plotin peut aussi bien affirmer que l'activité intellective n'est rien d'autre que le déploiement de la vie dans l'ordre de l'être : l'intellection est déploiement vital de l'être, elle est génération ou production de la vie. Le vitalisme stoïcien n'est pas congédié, mais il est assimilé par l'intelligible plotinien de telle sorte qu'on puisse dire, comme les stoïciens, que tout ce qui est vit d'une même vie, que cette vie est le principe dynamique immanent par lequel se détermine ou s'ordonne lui-même, mais en ajoutant toutefois que cette détermination vitale ne doit rien aux corps ou à la matière : elle est intelligible.
note : 2a. Ainsi et entre autres passages : " Les choses réellement existantes, en tant que telles, et chacune d'entre elles, les choses qui sont véritablement (tà alethôs onta), se trouvent dans le " lieu intelligible " " ; 24 (V. 6), 6, 14-15.
3. Ce qu'hypostasie Plolin, plutôt que l'acte d'être (eînai), c'est l'étant (on) dans sa totalité, ou " l'essence ", la réalité (ousia), c'est-à-dire l'être dans sa plénitude intelligible platonicienne ; voir les remarques de P. Hadot dans sa tradtiction du traité 9, p 127-137.
1. 26 (III,6), 6, 15-16.
2b. Sur ce point comme sur l'identité de l'être, de l'intellect et de la vie, voir l'importante étude de P. Hadot, " Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin ".
L'Âme
. . . Parce qu'elle est engendrée par l'Intellect et qu'elle ne se sépare jamais entièrement de lui, l'Âme fait encore partie de l'intelligible. Mais dans la mesure même où elle est une réalité véritable, possédant une existence, elle est aussi une puissance de production et elle engendre quelque chose. L'Âme est la cause du sensible, la cause de l'existence et de l'ordonnancement du monde sensible qui est une image du monde intelligible. Dans la mesure encore où elle est elle- même intelligible, l'Âme assure à son produit sensible une certaine participation à la bonté, à la beauté comme à la rationalité de l'intelligible. Mais dans la mesure enfin où elle informe et anime le sensible, exerçant de la sorte une fonction démiurgique, elle est en contact, pour son propre malheur, avec l'indétermination pure qu'est la matière. L'Âme, à l'exception d'une " partie " d'elle-même qui reste attachée à l'Intellect, qui est dans l'intelligible (1a), est liée au corps qu'elle anime. Comme en attestent les tout premiers traités plotiniens, ce rôle et ce mode d'être ambigu de l'Âme - dont Plotin dit qu'elle a deux vies, qu'elle est " amphibie " et qu'elle finitpar " chuter ", par s'abîmer dans ce sensible qu'elle a engendré — sont parmi les principales ditficultés doctrinales du système. Ne serait-ce d'abord que parce que toutes les âmes ne sont pas également incarnées : on doit notamment distinguer l'âme du monde, qui anime un corps parfait et incorruptible, des âmes qui animent des individus vivants, changeants, sans cesse affectés et mortels. La première se distingue à ce point des secondes qu'on est fondé à se demander si elles ont une même nature (1b). Ensuite, puisque cette réalité intelligible qu'est l'âme prend soin de corps qui existent localement et chronologiquement les uns en dehors des autres, parce que les âmes semblent se « séparer » les unes des autres lorsqu'elles descendent dans le sensible. Plotin doit alors faire la preuve que les âmes restent parentes, qu'elles sont des « sœurs » qui demeurent toutes une seule et même réalité et qu'elles exercent toutes, de droit, sinon de fait, les mêmes fonctions. C'est à la résolution de ces ditflcultés qu'il s'emploie dans son grand traité Sur l'âme (27-29 (IV, 3-5)) ; des difficultés dont le bref traité 21, Comment l'on dit que l'âme est intermédiaire entre la réalité indivisible et la réalité divisible, avait déjà signalé qu'elles ne pouvaient être résolues qu'à admettre que :
. . . « C'est dans le monde intelligible que se trouve la réalité véritable (he alethine ousia) ; l'Intellect est ce qu'il y a de meilleur en lui, mais les âmes s'y trouvent aussi, car c'est de là-bas qu'elles viennent ici. Le monde intelligible contient des âmes sans corps, quand celui-ci contient des âmes qui sont venues dans les corps et qui ont été distribuées entre eux » (21 (IV, 1 ), 1, 1-4).
. . . Si l'on atteint avec l'âme le terme de la procession intelligible, car il n'existe plus de réalité véritable à sa suite, on n'en atteint pas pour autant le vide ou le non-être : il y a quelque chose d'autre que l'intelligible, des corps composés d'une matière, des êtres vivants (les hommes par exemple) qui sont des mixtes d'intelligible et de sensible et qui participent encore, via l'âme, à l'être. C'est donc au niveau de l'âme, ou plutôt à la limite que celle-ci trace entre les deux « mondes », que le problème platonicien classique de la participation se pose à nouveaux frais (1c).
note :
1a. Parmi les textes nombreux qui évoquent cette âme ou cette partie de l'âme qui n'est pas " descendue ", voir dans ce premier volume les explications du traité 6 (IV, 8), notamment au chapitre 7 ; s'autorisant de leur appartenance réciproque, le traité 49 dit encore, à propos de l'Intellect et de l'Âme, que le premier est " dans " la seconde ; 49 (V, 3), 3, 22-29.
1b. C'est là l'une des nombreuses questions et difficultés que rencontre la doctrine plotinienne de 1'âme ; en la matière, l'étude la plus suggestive reste celle de H.J. Blumenthal. Plotinus' Psychology.
1c. Un problème de la participation qui est pour partie traité au moyen d'une doctrine du logos : Plotin fait l'hypothèse que ce n'est pas l'âme elle-même qui est en contact direct avec la matière, mais quelque chose d'elle-même, des « raisons séminales », qui informent la matière. Sur cette question et en dernier lieu, voir les explications de Luc Brisson, « Logos et logoi chez Plotin. Leur nature et leur rôle ». L'autre question doctrinale majeure est bien sûr relalive au statut comme au rôle de cette indétermination pure qu'est la matière ; elle est l'objet de plusieurs des études plotiniennes de D. O'Brien : voir notamment Plotinus on the Origin of Matter. An Exercice in the Enneads, et « La matière chez Plotin son origine, sa nature ».
Traités 7-21
de Plotin
Traductions sous la direction de Luc Rrisson et Jean-François Pradeau
Quatrième de couverture
. . . Né en Egypte au début du IIIe siècle apr. J.-C., Plotin s'installe à Rome en 246, en terre stoïcienne, pour y enseigner les principes d'une philosophie platonicienne et y inaugurer la tradition qu'on dit aujourd'hui " néoplatonicienne ". De 254 jusqu'à la veille de sa mort, en 270, Plotin rédige un ensemble de textes que son disciple Porphyre éditera vers l'année 300 en les distribuant en cinquante-quatre traités, regroupés en six " neuvaines " : les Ennéades. Dans ces traités, Plotin se propose de guider l'âme de son lecteur sur le chemin d'une ascèse qui doit la conduire vers son principe, " l'Intellect " et lui permettre alors de percevoir, pour s'y unir, le principe de toutes choses qu'est " l'Un ".
. . . La présente collection regroupera, en neuf volumes, les cinquante-quatre traités de Plotin, traduits et présentés dans l'ordre chronologique qui fut celui de leur rédaction.
Ce volume contient les Traités : 7. Comment vient du premier ce qui est après le premier, et sur l'Un ; 8. Si toutes les âmes n'en sont qu'une ; 9. Sur le Bien ou l'Un ; 10. Sur les trois hypostases qui ont rang de principe, 11. Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier ; 12. Sur 1es deux matières ; 13. Considérations diverses ; 14. Sur le mouvement circullaire ; 15. Sur le démon qui nous a reçus en partage ; 16. Sur suicide raisonnable 17. Sur la réalité ou sur la qualité ; 18. S'il y a des idées même des êtres individuels ; 19. Sur les vertus ; 20. Sur la dialectique ; 21. Comment l'on dit que l'âme est intermédiaire entre la réalité indivisible et la réalité divisible (Sur la réalité de l'âme II).
ENNÉADES.
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