Aux sources du Japon : le Shintô
de Jean Herbert
Préface :
. . . D'après la tradilion japonaise, le Shintô, qui constitue la base même de notre vie à l'époque actuelle, est le produit d'une croissance spontanée. Bien qu'il soit une religion d'un niveau moral et spirituel élevé, les chrétiens l'ont souvent mal jugé, en partie parce que certaines de ses déviations temporaires ont heurté leurs concepts spécifiquement occidentaux.
. . . M. Jean Herbert s'est efforcé de comprendre le Shintô sans se laisser influencer par aucun des préjugés courants chez les chrétiens. Il a fait au Japon plusieurs séjours de longue durée, visité et étudié un grand nombre de temples shintôistes et il s'est longuement entretenu avec leurs grands prêtres. Ceux-ci ont été frappés par sa sincérité et par le respect qu'il témoignait pour les aspects religieux des temples.
. . . Comme le Shintô se rapporte aux origines mêmes de la société humaine, il peut évidemment être être interprété de plusieurs points de vue différents, à divers niveaux d'ésotérisme et dans un ensemble plus ou moins complet. Nous espérons que les efforts faits par ce grand savant révèleront à l'Occident un élément au moins de la véritable nature de cette " Voie divine ".
. . . Je souhaite qu'après M. Jean Herbert d'autres savants encore entreprennent d'une façon aussi pure que lui une étude directe et approfondie d'autres éléments culturels du Shintô ; je crois en effet que l'essence même du Shintô peut apporter une contribution précieuse à la paix du monde et au bien-être de la race humaine.
Marquis YUKITADA SASAKI,
Président de l'Université Kokugakuin et de l'Association des Temples Shintô.
Université Kokugakuin, juin 1963.
Chapitre 1, Introduction :
. . . Le but de cet ouvrage est de faire connaître aux Occidentaux la religion nationale japonaise, le Shintô, telle qu'elle est comprise et pratiquée par nos contemporains japonais.
. . . Ma source principale d'information a été les prêtres shintôistes actuellement vivants. C'est eux qui m'ont renseigné, tant pour l'interprétation des textes courts et peu nombreux qui constituent leurs Ecritures sacrées que pour l'étude, au moins aussi importante, de leurs croyances, de leurs pratiques et de leur enseignement. Pour reprendre une phrase de W. L. Schwartz (Auteur d'une importante étude sur le temple d'Izumo.), je me rends parfaitement compte qu'il est " difficile et dangereux d'admettre pour exactes toutes les traditions qui se sont accumulées autour des temples japonais ". Mais si les doutes légitimes que soulèvent de telles traditions revêtent une grande importance aux yeux de l'historien, ils troublent beaucoup moins celui qui veut étudier ce que pense, ce que croit, ce que sent, ce que vit le shintôiste japonais au milieu du XXe siècle.
. . . Je me suis aussi tourné vers les théologiens shintôistes et vers d'autres professeurs de Shintô dans les nombreux cas où les renseignements fournis par les prêtres étaient vagues, confus ou contradictoires. J'ai aussi consulté d'autres spécialistes laïques, des réformateurs, les chefs de diverses sectes shintôistes. En aucun cas je n'ai retenu sans m'être assuré qu'elles étaient acceptées par des shintôistes compétents les thèses soutenues par des savants occidentaux, même dans les très rares cas où ceux-ci témoignaient d'une grande sympathie envers le Shintô. Excepté pour les sections traitant des rapports entre le Bouddhisme et le Shintô, je me suis systématiquement abstenu de consulter des personnes qui ne professaient pas le Shintô.
. . . La préparation de cet ouvrage a nécessité de nombreuses années d'études et de recherches. Pendant les divers séjours que j'ai faits au Japon entre 1935 et 1964, j'ai consacré la plus grande partie de mon temps à interroger les grands-prêtres dans des centaines de temples, depuis le nord du Honshû jusqu'au sud du Kyûshû, dans presque tous les temples importants, mais aussi dans beaucoup de petits temples de campagne au hasard de la route. Avec chacun de ces grands-prêtres et d'autres membres de leur clergé, j'ai passé entre une demi-journée et une semaine, leur posant des questions à la fois sur les traditions et le culte de leur propre temple, et sur tel aspect du Shintô qui se trouvait les intéresser plus particulièrement. Le nombre de ces informateurs a largement dépassé 300. J'ai ainsi pu me constituer des dossiers, plus ou moins complets, sur quelque 800 temples différents.
. . . Grâce aux encouragements qui m'ont été prodigués et à l'assistance généreuse qui m'a été accordée par le Jinja-honchô (l'Association nationale des temples shintôistes) et par les professeurs de l'Université Kokugakuin (qui forme les prêtres), les prêtres, à une ou deux exceptions près, ont consacré chaque fois tout le temps de mon séjour chez eux à répondre à mes questions dans toutes les limites de leur savoir, et ont fait de leur mieux pour que je puisse m'imprégner de l'esprit même du Shintô. En plusieurs occasions, ils ont bien voulu me permettre de prendre une part active à des services religieux et à des exercices spirituels exclusivement réservés au clergé. Je ne saurais trop rendre hommage à leur entière franchise, à leur cordialité et à leur hospitalité.
. . . A plusieurs reprises, les professeurs de l'Université Kokugakuin et aussi les grands-prêtres de telle ou telle région se sont réunis spécialement pour discuter patiemment avec moi, pendant une journée entière, des problèmes que je leur soumettais.
. . . Du choix même de mes sources, il résulte que ma description du Shintô s'écarte considérablement sur beaucoup de points essentiels de ce qu'en ont dit les auteurs qui m'ont précédé. Dans la plupart de ces cas, j'ai pris la précaution d'indiquer par une note le livre ou la personne sur l'autorité de qui je m'appuyais. En l'absence de telles références ou bien l'informateur est le grand-prêtre du temple dont il s'agit, ou bien je rapporte ce que j'ai moi-même pu observer sur place.
. . . La tâche était difficile pour beaucoup de raisons. L'une d'entre elles est que les concepts fondamentaux du Shintô sont totalement différents de ceux que l'on trouve dans d'autres religions. Les questions les plus simples auxquelles normalement il est possible de répondre en quelques mots ne se posent pas dans le Shintô, et mes interlocuteurs les plus compétents et animés des meilleures intentions étaient incapables de fournir une réponse pertinente, tout comme si l'on demandait à un musicien si sa sonate est en anglais ou en français, à l'aquarelle ou à l'huile.
. . . Une autre difficulté, qui ne résulte qu'en partie de la précédente, est que le vocabulaire du Shintô comprend de nombreux termes et expressions anciens que peu de gens en dehors des milieux ecclésiastiques comprennent, soit qu'ils les entendent, soit qu'ils les voient écrits, soit même l'un et l'autre. Aussi les excellents interprètes qui m'accompagnaient dans mes visites devaient-ils souvent traduire sans comprendre ; heureusement ils pouvaient conserver les mots japonais inconus d'eux puisque moi-même je les comprenais.
. . . Ce genre d'obstacles peut expliquer pourquoi le Shintô est resté jusqu'ici aussi totalement incompris des plus grands savants occidentaux. Même un homme comme W. G. Aston, qui nous a laissé une traduction remarquable du plus volumineux texte sacré shintô, le Nihongi, a pu écrire dans une encyclopédie anglaise que le Shintô est " le culte le plus rudimentaire sur lequel nous ayons encore une documentation suffisante " et qu' " actuellement le Shintô en tant que religion est pratiquement mort " !
. . . Grâce au zèle infatigable et à la haute compétence du professeur Akira Nakanishi, un des principaux théologiens actuels, le brouillon de chaque chapitre de ce livre a été traduit en japonais et soumis à des spécialistes, dont les critiques et les commentaires étaient ensuite traduits en anglais pour m'être communiqués. Toutes leurs observations - qui d'ailleurs n'étaient pas toujours unanimes - ont été notées et mentionnées dans le texte maintenant publié. M. Nakanishi s'est également chargé d'obtenir de spécialistes compétents des réponses aux questions qui se posaient au fur et à mesure de la préparation du livre ; je 1ui en ai ainsi envoyé plus de 3.000 et Sur chacunes d'elles il m'a fourni des renseignements précis et dignes de la plus entière confiance. Il n'est pas exagéré de dire que sans l'aide et les conseils de M. Nakanishi, cet ouvrage n'aurait jamais vu le jour.
. . . Les grandes lignes de l'interprétation que je présente de la Genèse Shintô ont été publiées en japonais dans le Kôdô-ishin, le journal du clergé shintôiste, et il a été demandé aux lecteurs de faire connaitre leur opinion, 23 grands-prêtres, théologiens et professeurs ont bien voulu répondre, certains d'entre eux très longuement - jusqu'à 100 pages ! Pour tous les cas où certains d'entre eux rejetaient mes thèses, mention en est faite dans les chapitres correspondants.
. . . J'ai laissé entièrement de côté les problèmes si délicats et si controversés qui se posent sur les origines du Shintô, sur ce qu'il a pu hériter des aborigènes Aïnu, des infiltrations malaises, de la culture coréenne, des enseignements et pratiques bouddhiques, etc. Si intéressantes que soient ces questions d'un point de vue historique, la conviction subsiste chez pratiquement tous les Japonais que les origines et la croissance du Shintô se confondent avec celles de la race japonaise.
. . . Une description, même concise, de tout ce qu'il faudrait savoir du Shintô nécessiterait des milliers de pages. Je me suis efforcé de mettre dans ce livre ce qui m'a paru le plus essentiel pour permettre au lecteur d'en saisir l'esprit et les grandes lignes. Le Shintô constitue à la fois la source et le coeur du peuple japonais. C'est le Shintô qui a fait les Japonais ce qu'ils sont, et il est vain de chercher à les comprendre tant que l'on n'a pas du Shintô une connaissance suffisante. J'espère donc que les pages qui suivent intéresseront non seulement les spécialistes des religions, mais aussi le public plus nombreux qui veut maintenant savoir ce qu'est le Japon, et qui doit l'apprendre dans un monde où ce pays est appelé à jouer un rôle de plus en plus important, qui nous concerne directement.
. . . Si imparfait, incomplet et peut-être parfois inexact que puisse être le présent ouvrage, il constitue une tentative honnête pour représenter le Shintô tel que le voient ses adeptes ; pour eux je n'ai voulu être qu'un interprète fidèle et respectueux.
Note sur la terminologie et l'orthographe.
. . . Les noms des différents Kami atteignent parfois un nombre impressionnant de syllabes, au point que le lecteur occidental est incapable de les retenir. C'est pourquoi nous ne les donnerons sous leur forme complète que la première fois qu'ils figurent dans le texte. Après quoi, nous n'en utlliserons que la partie nécessaire pour les identifier. Une autre difficulté provient de ce que certains Kami portent plusieurs noms différents ; en règle générale, quel que soit le nom utilisé dans les textes cités, nous utiliserons celui sous lequel le Kami est officiellement désigné dans son temple originel, ou dans le principal de ces temples lorsqu'il en existe plusieurs. Toutefois, dans les contextes où l'emploi d'un autre nom semble avoir une signification particulière, nous l'utiliserons, en ajoutant entre parenthèses le nom le plus usuel.
. . . Il arrive aussi fréquemment qu'un même nom suit prononcé de façons différentes qui se reflètent dans la transcription. Ainsi, l'on dit tantôt Uga-no-mitama et tantôt Uka-no-mitama, tantôt Hime- gami et tantôt Hime-no-kami, etc. Comme de telles variantes ne semblent pas avoir de signification particulière, nous faciliterons la tâche du lecteur en n'en tenant pas compte. Ainsi, nous écrirons toujours Uga-no-mitama, Hime-gami, etc., quel que soit l'usage local.
. . . Certains des amis japonais qui m'ont aidé et guidé dans la préparation de ce livre ont été choqués de me voir utiliser des expressions telles que : " Ce Kami est adoré dans tel temple. " Ils m'ont fait observer, avec raison, que ce qui est adoré, ou ce qui se trouve dans le temple, n'est pas le Kami comme tel, mais son esprit (mitama). J'ai néanmoins conservé cette expression parce que 1e la correction demandée aurait alourdi le texte ; 2e la formule employée est courante en français et n'a aucun relent d'idolâtrie ; 3e les Japonais eux-mêmes l'utilisent fréquemment dans la conversation. J'espère que le lecteur se souviendra que dans de telles expressions les mots " le mitama de " sont toujours sous-entendus.
. . . L'étymologie des noms de Kami - comme celle de nombreux mots japonais - est souvent douteuse et il arrive que l'on en propose plusieurs. J'ai indiqué celles que préfèrent les prêtres des principaux temples de chaque Kami. Les noms et leur signification - qu'elle s'appuie sur une étymologie authentique ou fantaisiste - ne sont pas sans importance, car, comme le dit justement H. Hori, ils expriment généralement la fonction même du Kami.
. . . Bien que les terminaisons -no-kami et -no-mikoto ne soient pas synonymes, elles sont en pratique interchangeables dans les noms d'un très grand nombre de Kami, aussi n'ai-je pas ici attaché d'importance à cette distinction.
. . . Les spécialistes du Shintô ne sont pas d'accord sur la prononciation du préfixe Ame-no ou Ama-no qui indique qu'un Kami appartient au groupe " céleste " par opposition au groupe " terrestre ". Et dans de nombreux cas on ne sait s'il faut adopter la forme Ame-no ou la forme Ama-tsu. La signification est pratiquement la même, avec cette nuance assez subtile qu'Ame-no pourrait préciser " du ciel " et Ama-tsu " dans le ciel ". Là encore nous nous sommes conformé à l'usage local.
. . . Nous emploierons le mot jinja pour désigner indifféremment tous les temples shintô, à quelque catégorie qu'ils appartiennent, bien que les Japonais donnent parfois à ce terme une acceptation plus restreinte, encore que peu précise, en l'opposant à jingû, yashiro, etc.
. . . Comme c'est aussi le cas dans les autres grandes religions, on trouve de nombreux temples shintô portant le même nom. Notre texte aurait été fort alourdi si nous avions voulu chaque fois spécifier celui dont il s'agit en donnant son adresse complète. Aussi n'avons-nous précisé ces adresses que dans l'index alphabétique.Lorsqu'un seul temple portant un certain nom est cité dans le texte, nous n'avons rien ajouté à son nom ; lorsque nous citons plusieurs temples portant le même nom, nous accompagnons chaque fois ce nom d'un ou deux mots permettant de l'identifier.
. . . Nous devons nous excuser auprès de nos lecteurs d'avoir employé un grand nombre de termes japonais. C'était malheureusement inévitable, car pour beaucoup d'entre eux il n'existe pas de termes correspondants en français et le recours à des traductions approximatives aurait gravement faussé le sens et induit le lecteur en erreur.
. . . Pour la transcription en alphabet latin des termes japonais, nous nous sommes conformé de préférence à l'usage japonais courant. Dans les nombreux cas cependant où cet usage n'est pas fixé, nous avons adopté le plus souvent le système anglais, qui s'écarte le moins de l'usage japonais. Il y a lieu de noter que dans ces conditions :
. . . ch se prononce tch
. . . e . . . . . - . . . . . é
. . . g . . . . . - . . . . . comme dans gare
. . . i . . . . . .- . . . . . dj
. . . s . . . . . - . . . . . ss
. . . u . . . . . - . . . . . ou
. . . w . . . . .- . . . . . ou
. . . un accent circonflexe indique que la voyelle est longue ;
. . . il n'y a pas de diphtongue, chaque voyelle se prononçant séparément ;
. . . il n'y a pas de voyelles muettes.
. . . La séparation des différents éléments dans un mot composé soulève de grandes difficultés, car dans la plupart des cas les auteurs japonais ou occidentaux ne sont pas d'accord entre eux, et souvent se contredisent eux-mêmes. L'adoption d'une règle, quelle qu'elle soit, nous aurait conduit à nous écarter fréquemment de l'usage local. Aussi avons-nous dû renoncer à tout système plus ou moins logique ou conséquent.
. . . Dans de nombreux cas aussi, il est difficile de savoir si, dans un contexte donné, un nom doit être transcrit sous sa forme moderne ou sous sa forme traditionnelle, et l'on risque souvent de ne pas se rendre compte que les deux formes se rapportent au même nom. Ainsi l'on peut écrire Ahaji ou Awaji le nom d'une île qui joue un rôle important dans la mythologie. Nous nous sommes efforcé‚ de reduire au minimum le nombre de ces cas..
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