Aux sources du Japon : le Shintô
de Jean Herbert

Chapître II Généralités :
. . . Ce qui est le plus caractéristique du Shintô, c'est sans doute la conviction profonde que les Dieux (Kami), les hommes et toute la Nature sont en fait nés des mêmes ancêtres et sont par conséquent parents. D'après les Ecritures sacrées, après certains stades préliminaires, lorsque la Création parvint au stade de la matière solide, un couple de Kami, Izanagi et Izanami, procréèrent tout l'Univers, à la fois ce que nous percevons et ce qui échappe à notre connaissance.
. . . Toutes personnes et toutes choses sont donc des enfants des Kami, ont une nature de Kami et sont en puissance des Kami au plein sens du terme, et susceptibles d'être reconnues comme tels.
. . . Il n'est pas exagéré de dire que cette croyance a joué un rôle prépondérant dans la formation de l'esprit japonais, non seulement en ce qui concerne les conceptions et les activités religieuses, mais aussi dans tout ce qui a trait à l'organisation sociale, au comportement individuel, à la morale et à l'attitude mentale envers la vie. C'est d'elle que proviennent le respect éprouvé pour tout ce qui est, la conscience d'une continuité ininterrompue dans le temps et l'espace, un sens élevé du devoir, un sentiment de sécurité et aussi l'intrépidité qui en est la conséquence. Autant de caractères que les influences bouddhistes et confucéennes vinrent accentuer plutôt qu'atténuer.
. . . Comme l'écrivait Chikao Fujisawa (Auteur de nombreuses brochures sur la théologie shintô.), " l'homme est indissolublement lié au Kami par des liens à la fois biologiques et spirituels. En lui coule le même sang divin qui coule aussi dans les animaux, les plantes, les minéraux et toutes autres choses dans la Nature... Homme, terre, montagne, rivière. vallée, brume, arbre, herbe sont tous hara-kara, frères-nés-du-sein-de-la-Mère-divine ". Pour Yaëichi Haga (Auteur de plusieurs ouvrages sur les caractéristiques nationales des Japonais.), " la terre japonaise et la Déesse du Soleil (Amaterasu-ô-mi-kami) sont deux soeurs ".
. . . Cela signifie que dans leurs rapports avec la Nature, les Japonais " sont capables de ressentir intensément leur lien de consanguinité avec les plantes et les bêtes ". Pour eux, comme le relevait W. G. Aston, " l'univers réputé inanimé est en fait tout vibrant de vie sensible ". Une expression d'usage courant est mono no ahare, sympathie pour toutes créatures.
. . . Dans ses rapports avec le Divin, l'homme est physiologiquement kami-no-ko, fils du Kami, bien que théoriquement il n'ait droit à ce nom qu'après avoir été présenté au Kami dans le temple trente jours après sa naissance (tous les shintôistes ne sont pas d'accord sur ce point). Chikao Fujisawa parle d'une " coalescence spirituelle ", shinjin gôitsu, entre l'homme et le Kami.
. . . Un des termes les plus communément employés pour désigner l'homme est hito, le " siège de l'Ame ". Un savant moderne a proposé de traduire hito par " corpuscule (to) [du] soleil (hi) ", et bien que la plupart des autorités shintôistes fassent de sérieuses réserves sur cette étymologie, elle exprime sous une forme figurée ce qui est unanimement admis : que la Déesse du Soleil est en fait la Mère de la race humaine. Un grand shintôiste du XVe siècle, Urabe-no-Kanetomo exprimait ainsi cette même idée qu'en essence l'homme provient de la même source que le Kami, et d'ailleurs que tout ce qui est : " Ce qui est dans l'univers est appelé Kami ; ce qui est en toutes choses est appelé esprit (tama), et ce qui est en l'homme est appelé le coeur (kokoro). "
. . . M. Michiji Ishikawa (Auteur d'une Introduction à la théologie shintô.), qui semble avoir créé le terme hojinisme, " unité absolue de la terre et de l'homme ", définit comme suit le mot kuni-hito : " Traduit littéralement, il signifie nation- homme. Il comprend en soi, sans nuire à aucun d'entre eux, d'innombrables microcosmes individuels, tout en jouissant pour lui-même d'une vie macrocosmique indépendante. Lorsqu'on l'envisage en termes du monde, il se transforme tout naturellement en un microcosme, qui est alors censé jouir de cette vie macrocosmique indépendante. "
. . . De cela découlent de nombreuses conséquences. D'abord, il ne peut exister aucune ligne de démarcation nette entre la mythologie et l'histoire, entre ce que les Japonais appellent Kami-yo, l' " âge des Kami " et la période actuelle. Cela signifie également qu'en Shintô " le Kami peut se projeter dans notre monde phénoménal sans avoir besoin d'un médiateur particulier tel que Jésus (Chikao Fujisawa.) ". Et aussi que la " possession " par Dieu, dans des états extatiques, est " une incarnation réelle de l'esprit ancestral de la race... Le possédé est ainsi redevenu temporairement son propre ancêtre indéfiniment lointain... Et si dans le passé ses ancêtres étaient des dieux, ce sont des dieux qui aujourd'hui descendent s'incarner en lui (Percival Lowell. auteur d'ouvrages sur l'ésotérisme et l'occultisme au Japon.) ".
. . . La conséquence la plus importante de cette conception est qu'il s'établit de l'homme au Kami un rapport de " familiarité filiale (T. T. Brumbaugh, auteur d'un ouvrage sur les Valeurs religieuses dans la culture japonaise.) ". Dans un esprit de gratitude et d'amour, l'homme appelle les Kami ses parents, ses chers divins ancêtres, et les fêtes données en leur honneur sont toutes frémissantes de joie. " Lorsqu'on a compris que l'homme et le Divin ne font qu'un, il ne peut plus y avoir culte (au sens chrétien du terme), mais il y a des moyens de témoigner son respect et de concentrer son esprit sur sa propre nature spirituelle et ses divins ancêtres (J. W. T. Masan, auteur de deux livres importants sur la religion et la mythologie shintô.). "
. . . Cette croyance fondamentale est si profondément enracinée qu'en dépit de l'étonnante tolérance propre aux Japonais, les religions étrangères qui cherchent à s'implanter au Japon risquent de se heurter à une forte barrière si elles s'opposent à l'attitude religieuse, à la fois respectueuse et amicale, envers tous les ancêtres, ancêtres humains et ancêtres divins (Fumikiyo Tanaka, gûji de l'Iwa-shimizu-hachiman-gû.). Les missionnaire chrétiens ont malheureusement fait fi de cette condition essentielle. Dans un livre qui connut en Occident une grande diffusion (The Religions of Japan..., London, 1895.) l'un d'entre eux, le Rév. W. E, Griffis, n'hésitait pas à écrire : " Maintenez la frontière bien distincte entre Dieu et Son univers, et tout sera clair et ordonné. Si vous oblitérez cette frontière, ce sera un bourbier infranchissable, un sinistre chaos, et dans l'esprit se profileront les hallucinations du delirium tremens. " La violence de l'offensive ainsi lancée contre ce fondement de toute religion, de toute morale et de toute vie familiale a été telle que certains individus s'en laissèrent impressionner. Dans l'un des temples shintôistes les plus importants, j'ai eu l'extrême surprise d'entendre le vice-grand-prêtre, retour d'un séjour comme boursier aux Etats-Unis, déclarer que la filiation entre le premier Empereur humain et son ancêtre divin, la Déesse du Soleil, était " exclusivement religieuse, mais pas du tout physiologique ". Heureusement, la plupart des penseurs japonais souscrivent encore à ce qu'écrivait Tasuku Harada (Auteur d'un livre sur la Vie religieuse au Japon el de nombreux articles dans l'Encyclopaedia of Religion and Ethics.) : " Revendiquer pour ancêtres les dieux est un signe de maturité. "
. . . Envisagé superficiellement, le Shintô est à la fois panthéiste et polythéiste.
. . . D'une part, les Ecritures sacrées admettent l'existence de huit (ou quatre-vingts) " myriades " de Kami, yao-yorozu-no-kami, et je suis persuadé que si l'on pouvait dresser une liste de tout ce qui est adoré comme tel dans un endroit ou un autre, le chiffre ne parattrait pas exagéré. En fait, aux XIXe siècle, Atsutane Hirata, l'un des plus grands théologiens (Cf. p. 35 ci-dessous.), affirmait que cette évaluation est maintenant insuffisante, car depuis lors il est apparu un grand nombre de Kami nouveaux, et il faudrait probablement doubler le nombre qu'indiquent les Ecritures.
. . . D'autre part, comme nous l'avons vu, il n'y a, ni théoriquement ni pratiquement, aucune division nette entre les Kami qui ne pourraient pas être autre chose que des Dieux, et les autres êtres, animés ou inanimés, y compris les hommes. Ces autres êtres peuvent d'ailleurs toujours, dans certaines conditions, être considérés comme des Dieux, puisqu'ils ont la même origine et la même nature que les Dieux les plus exaltés et qu'ils ont donc un droit potentiel à l'adoration.
. . . Si l'on examine de plus près les pratiques religieuses, on est cependant amené à se demander si, vu sous un certain angle, le Shintô ne présente pas aussi un aspect monothéiste.
. . . Pour pouvoir comprendre la véritable nature du Shintô, il faut tout d'abord se dépouiller de tous les classements et catégories utilisés par les savants occidentaux, parce qu'ils ne s'appliquent absolument pas, et étudier le Shintô directement, tel qu'il est en fait. Et la première nécessité est évidemment de se faire une idée aussi exacte que possible de ce que le terme Kami signifie pour les Japonais. C'est ce que nous essaierons dans le chapitre suivant.
. . . C'est seulement lorsqu'un nouveau groupe de concepts religieux, ceux du Bouddhisme, furent introduits au Japon, qu'il devint nécessaire de donner un nom aux pratiques et sentiments religieux qui existaient auparavant dans ce pays. Pour les distinguer du Bouddhisme, on les désigna par deux idéogrammes chinois prononcés Shin-tao, ou Shintô, en chinois, et Kannagara (Kami-nagara)-no-michi en japonais. Ce qu'on traduit généralement par " La Voie des Kami " mais comme l'expression originale permet d'interpréter le mot Kami (ou Shin) au singulier ou au pluriel, l'utilisation du pluriel en français ne va pas de soi. Certains shintôistes la critiquent parce qu'elle souligne indûment l'aspect polythéiste. Chikao Fujisawa a proposé : " La Voie du Dieu unique et des Dieux. " La meilleure traduction serait peut-être " La Voie divine ".
. . . L'essentiel, néanmoins, reste que les shintôistes doivent observer le kannaraü, c'est-à-dire suivre la Voie divine, kannagara-no-michi. Cela signifie que leur vie devrait se conformer à la volonté des Kami célestes telle qu'ils la comprennent et aussi se modeler sur la vie des hommes qui sont eux-mêmes devenus de grands Kami. Comme nous le verrons dans le chapitre sur la morale, cette injonction générale n'est pas détaillée en une liste d'interdictions et d'obligations, mais dès l'enfance les Japonais s'imprègnent si intensément de son esprit qu'ils ne se heurtent guère à des " cas de conscience " tels que ceux qui occupent en Occident une si grande place et jouent un rôle si important dans notre littérature.
. . . Ce concept de kannagara-no-michi a naturellement été l'objet d'innombrables spéculations ésotériques. Pour ne citer que Chikao Fujisawa, celui-ci le définit comme " le sang divin qui jaillit spontanément du coeur sacré du cosmos ", michi " signifiant probablement le sang sacré parce qu'il ruisselle du coeur par expansion et y retourne en contraction par un cycle récurrent " ; michi est par conséquent " le continuum cosmique vitalisant " et peut être considéré comme " le lien biologique actuel entre l'individu humain et le cosmos, y compris le Kami ". Selon M. Takanobu Senge, l'un des prêtres les plus éminents de tout le Japon (Longtemps kyôto de l'Izumo-ô-yashiro et maintenant directeur de 1'Université Kokugakuin, à qui je dois une reconnaissance toute particulière.), kannagara-no-michi, signifie également " la Voie immuable, hors du temps et de l'espace, qui existait avant même la descente sur terre du petit-fils de la Déesse du Soleil ; comme tel, il repose sur ce qui est immuable dans la nature humaine (ningen- no-honseï, ou hito-no-makoto), comme par exemple l'amour des parents pour leurs enfants, en dépit des variations kaléidoscopiques de la vie quotidienne ".
. . . Le Shintô revendique avec insistance la qualité d'une religion qui s'applique au " médian-maintenant ", à l'éternel présent, naka-ima, et cette prétention est certainement justifiée. En effet, il insiste avant tout sur ce qui doit être fait à l'instant présent, sans beaucoup se préoccuper de ce qui est arrivé auparavant ni de ce qui viendra plus tard, que ce soit dans cette vie ou dans une vie future (Yaëichi Haga). Et cela explique ce qui parait une étrange anomalie : tout en accordant une importance primordiale aux ancêtres décédés et aux rapports actuels avec eux, le shintôiste comme tel ne pense jamais à ce qu'il deviendra lui-même comme " ancêtre mort " et s'en soucie encore moins. Les théories bouddhiques, aussi compliquées que merveilleuses, sur ce qui se passe après la mort ont certainement exercé un vif attrait sur les Japonais parce qu'elles ouvraient à la réflexion un domaine complètement neuf. Certains philosophes japonais modernes ont néanmoins soutenu que naka-ima était une " concrétisation " japonaise du concept bouddhiste d'ipséité. Je serais personnellement plutôt porté à croire que c'est la pré-existante tendance japonaise au naka-ima qui a conduit les bouddhistes japonais à s'intéresser de la sorte à sa contrepartie philosophique bouddhique d'ipséité.
. . . Un auteur japonais éminent, M, Hideo Kishimoto (Auteur de divers ouvrages perspicaces et importants, dont plusieurs n'ont pas encore été publiés.) l'a fort bien souligné dans le passage suivant, où il dit d'ailleurs expressément que ses observations s'appliquent à toutes les religions pratiquées au Japon, à l'exception du Christianisme : " Le principal sujet de préoccupation de ces diverses religions est constitué par les problèmes intérieurs de l'homme. Elles se concentrent sur le domaine de l'expérience immédiate. Leur principale tâche est de débarrasser l'esprit de l'homme de ses ennuis et de ses anxiétés. Et pour y parvenir elles offrent divers procédés. D'une façon générale, elles s'efforcent de remodeler l'esprit humain. Cela constitue la partie centrale de l'activité religieuse. Les exercices de formation mentale sont l'élément indispensable de ces religions. Elles attachent aussi un grand prix à l'expérience religieuse de nature mystique. Mais elles ne manifestent guère d'intérêt pour la vie sociale de la population. Elles n'insistent guère sur les problèmes éthiques qui se posent à l'homme. Ces religions se présentent donc sous un aspect assez différent de celui que nous offrent les traditions religieuses de l'Occident. " Dans le même texte, il ajoute : " Les Japonais se sont davantage intéressés au domaine de l'expérience immédiate. Si l'on veut considérer comme idéaliste la pensée japonaise, il serait préférable d'y voir un idéalisme empirique. Il ne faudrait pas le confondre avec l'idéalisme conceptuel du type occidental. "
. . . Tout en ne s'intéressant qu'au présent, le Shintô n'en embrasse pas moins la totalité de la vie. En tant que " religion de la vie présente réelle (Katsunoshin Sakuraï, neji de 1'Ise-jingû.) ", il a une théologie qui " répugne à séparer ce qui est en haut de ce qui est en bas (Chikao Fujisawa.) ", et il est fort peu enclin à séparer l'un de l'autre ce que nous appelons " matériel " et ce que nous appelons " spirituel ". " Toute foi religieuse, écrivait le même Fujisawa, qui exalte uniquement ou de façon disproportionnée le spirituel au détriment du charnel ne peut que se complaire dans une confortable hypocrisie. " J. W. T. Mason exprimait la même idée en écrivant : " Pour le Shintô, l'Esprit divin céleste et l'existence matérielle sont tous deux Kami. "
. . . Comme diverses autres religions orientales - et par exemple le Taoïsme et l'Hindouisme - le Shintô n'a ni dogme ni credo. Nous verrons plus loin que même les grands prêtres des temples les plus importants peuvent donner aux peu nombreux textes sacrés des interprétations qui frôlent parfois l'incroyance. Lorsque j'ai eu l'occasion de discuter avec des groupes composés des plus autorisés de ces grands prêtres certains problèmes fondamentaux d'exégèse ou de métaphysique, il est fréquemment arrivé qu'ils expriment ouvertement des avis fort divergents, et cela leur paraissait parfaitement normal - tout comme plusieurs personnes peuvent envisager de points de vue très différents l'amour maternel ou les fleurs de cerisier. En fait, l'attitude du shintôiste envers sa religion est énergiquement non intellectuelle. Le Shintô fait plutôt appel à un sens inné du devoir et de la responsabilité, ainsi qu'à des sentiments d'amour respectueux spontané envers le monde entier (Kanichi Hirata, ancien gûji de l'Ô-mi-jingû, maintenant président de l'Université Kôgakukan.), sentiments qui offrent une ressemblance frappante avec ceux que ressentent les uns pour les autres les membres d'une même famille, et aussi, dans une étonnante mesure, à une sensibilité d'ordre esthétique. Le grand prêtre Tomoaki Yoshida (Gûji du Minatogawa-jinja.) me disait, avec l'approbation expresse de plusieurs de ses éminents collègues : " En Shintô, on peut être un adorateur sans rien comprendre intellectuellement ", et " l'adorateur est beaucoup plus impressionné par les arbres qui entourent le temple, ou par son petit lac, que par n'importe quelle théorie ".
. . . Le professeur Inazo Nitobe (Ancien secrétaire général adjoint de la Société des Nations, auteur de plusieurs livres sur la mentalité japonaise.) qui avait longtemps séjourné en Occident, constatait que le Japonais ne s'intéresse pas à ce qu'il faut croire, mais à ce qu'il faut faire. L'un des attributs que l'on reconnait généralement aux Kami est d'ailleurs koto-agesenu, le fait de " ne pas élever de paroles ", ce qui met un sérieux frein à toute tentation de se lancer dans des théories ou des généralisations (Miehiji Ishikawa.). C'est pourquoi dans les grandes cérémonies religieuses (matsuri) l'expression verbale est pratiquement absente et seuls les sentiments sont invités à se manifester (Kanichi Hirata.). L'absence de toute orthodoxie n'empêche cependant pas les fidèles de sentir que certaines opinions, certaines actions, certains modes de vie peuvent avoir un relent d'hérésie (Yoshiyuki Noda, professeur à l'Université de Tôkyô.), c'est-à- dire ne pas être compatibles avec la " Voie divine ".
. . . Ce caractère a conduit certains Japonais à voir dans le Shintô " la foi qui est à la base de toutes les religions (Genchi Katô, auteur de nombreux travaux d'érudition sur le Shintô, assez influencé par les conceptions occidentales.) ", ou même à soutenir que " le Japon est le pays-semence, celui qui contient en soi les semences de tous les préceptes religieux (Keiko Fujinomiya, président du Fûji-chôse, secte moderne très traditionnaliste.) ". Si nous laissons de côté toutes les hypothèses d'ordre historique que supposerait une telle théorie, hypothèses dont il serait bien malaisé de démontrer le bien-fondé, nous devons admettre que le Shintô est peut-être plus proche que toute autre foi de la Religion en soi, par opposition aux religions, prises au pluriel. Et cela justifierait sans doute l'épithète de " primitif " qu'on lui attache volontiers, mais sans que l'on entende ce terme dans un sens péjoratif. Il faudrait plutôt l'interpréter dans le sens d' " originel ", c'est-à-dire avant toute dégénérescence en sectes rivales et dogmes contradictoires. C'est peut-être la meilleure réponse à la question si souvent posée par des observateurs extérieurs qui tiennent à utiliser leur propre jeu d'étiquettes : Le Shintô est-il une religion ?
. . . On ne saurait blâmer nos orientalistes d'y avoir généralement répondu par la négative. Là où ils ne trouvent ni credo ni code de morale, pratiquement pas de métaphysique, aucune ligne nette de démarcation entre l'homme et Dieu, il leur est difficile d'imaginer que le Shintô remplit les conditions nécessaires pour figurer au nombre des religions. Si pourtant l'on entend par religion une conception claire et consacrée par les siècles des rapports qui existent entre l'homme et son milieu, visible et invisible, et une conception non moins claire et consacrée par les siècles de la façon dont l'homme doit se comporter dans toutes les circonstances de la vie, on ne peut que souscrire à ce qu'écrivait R.A.B. Ponsonby-Fane (Les Japonais ont après sa mort créé une organisation, la Ponsonby Memorial Sociéty, pour éditer ses ouvrages.), un des Occidentaux qui ont le plus approfondi le Shintô, de l'intérieur : " On ne saurait trop insister sur le fait que le Shintô est véritablement une religion, et, plus encore, une religion douée d'une extraordinaire vitalité. "
. . . Le terme " religion " n'est d'ailleurs pas le seul qu'il soit difficile, et même fallacieux, d'utiliser lorsqu'on veut décrire le Shintô. Il y a de nombreux autres concepts fondamentaux que des termes et expressions désignent en japonais et pour des Japonais avec la plus grande précision et pour lesquels nous n'avons pas de traduction possible dans les langues occidentales. Nous avons déjà mentionné monothéisme, polythéisme et panthéisme ; nous examinerons plus loin en détail le terme Kami. Il en va de même, comme nous le verrons, pour les mots qui ne correspondent que très approximativement à ce que nous appelons éthique, péché, symbolisme, âme et corps, matière et esprit, immortalité de l'âme, etc.
. . . La liberté pratiquement totale de pensée qu'encourage le Shintô, jointe à une variété sans limites dans le rituel, est certainement l'une des raisons principales pour lesquelles le Shintô a pu se maintenir en parfaite santé malgré toutes les attaques et les concurrences dont il a été la cible au cours de son existence multimillénaire. Nous verrons dans un chapitre suivant comment il a réagi à un prosélytisme bouddhique agressif. Il adopte une attitude (on ne peut guère dire une politique, car elle vient trop naturellement) très semblable en face du matérialisme occidental virulent, qui fait passer les considérations économiques avant les valeurs morales et spirituelles.
. . . Le Shintô a pu, dans une surprenante mesure, combiner adaptabilité et tolérance (et par conséquent amour de la paix) avec une fidélité sans défaillance à tout ce qui en lui est essentiel. Shôjin, le principe de la progression incessante, est en fait un élément capital dans l'esprit même du Shintô (S. Honaga.).

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. . . Il n'existe pas pour le Shintô de livre sacré comparable en dimension, importance ou autorité à la Bible des chrétiens... Au XVIIe siècle, Banzan Kumazawa (Auteur du XVIIe siècle dont les ouvrages ont exercé une grande influence sur la pensée shintô.) put même écrire : " En vérité, il n'existe pas dans le Shintô d'écriture sacrée. Les trois symboles divins (les joyaux, le miroir et l'épée) (cf. p. 243 ci-dessous) sont les seules Ecritures shintôistes du Japon. " Il existe néanmoins une littérature assez importante (mais loin d'être aussi volumineuse que les textes sacrés des hindous, des jaïns ou des bouddhistes) qui est considérée comme indiquant de façon valable et digne de confiance ce que l'on devrait savoir du Shintô, et dont le contenu jouit d'un respect considérable, sans toutefois aucune trace de cette bibliolâtrie que l'on trouve dans certaines religions. Ces livres " sacrés " sont désignés par le terme collectif de Shinten, mais même les shintôistes les plus orthodoxes ne sont pas obligés d'en accepter aveuglément et sans réserve les récits et les enseignements.
. . . Ils contiennent des récits mythologiques et historiques portant sur les origines de l'Univers, la naissance de la terre, l'apparition des dieux et de tous êtres et toutes choses qui sont dans le monde, l'institution de la nation [japonaise] et les rapports entre les Dieux et le gouvernement de cette nation, les cérémonies du culte, les coutumes et les moeurs, les attitudes et les normes shintôistes, etc. Les limites du Shinten ne sont pas fixées avec beaucoup de précision, mais on emploie parfois ce terme pour désigner exclusivement les parties du Kojiki, du Nihongi, du Kogoshûi et de l'Engi-shiki qui traitent directement du Shintô.
. . . Le premier ouvrage dont on ait conservé la trace semble avoir été composé en 620 après Jésus-Christ, mais avoir été en grande partie détruit dans un incendie vingt-cinq ans plus tard (Nihongi. XXII, 32 et XXIV, 25.).
. . . Le suivant, qui probablement était très similaire, tant pour son but que dans sa présentation, le Kojiki (Récits des choses anciennes), fut, selon la préface même de l'auteur, achevé en l'an 712. Pour les Japonais, il s'approche plus que tout autre ouvrage de ce que nous appelons un livre sacré. Sa composition est analogue à celle des Purâna hindous ou du Pentateuque judaïque ; il retrace l'histoire de notre globe depuis les premiers stades de la Création jusqu'à l'an 628. Dans la seconde partie de la préface, l'auteur raconte de façon fort intéressante comment le Kojiki vint à être composé. Sir Emest Satow (Auteur anglais de la fin du XIXe siècle qui a laissé sur le Shintô trois études faisant autorité dans les milieux shintô.) l'a résumé dans un langage qui nous est quelque peu plus intelligible : " A une époque non précisée de son règne, l'empereur Temmu, déplorant que les archives en possession des grandes familles contiennent de nombreuses inexactitudes, décida de prendre des mesures pour sauver de l'oubli les traditions véridiques. Il fit donc examiner soigneusement ces archives, les fit comparer et expurger de leurs erreurs. Or, il se trouva qu'il y avait dans la maison impériale une personne à la merveilleuse mémoire appelée Hieda no Are (selon Atsutane Hirata c'était peut-être une femme) qui pouvait répéter sans faire aucune erreur le contenu de tous les écrits qu'il avait jamais vus et qui n'oubliait jamais rien de ce qu'il avait entendu. Temmu-tennô se donna la peine de lui enseigner les traditions authentiques et " le vieux langage du temps jadis " et de lui faire répéter le tout jusqu'à ce qu'il le sût par coeur. Avant que cette entreprise ait été menée à terme - ce qui signifie probablement avant que les textes aient été couchés par écrit - l'Empereur mourut. Pendant vingt-cinq ans la mémoire d'Are fut seule à conserver pour la postérité ce qui plus tard reçut le nom de Kojiki (Motoöri prononce : Furu-koto-bumi). A la fin de cette période d'attente, l'impératrice Gemmiô ordonna à Ô (ou Futo)-no-Yasumaro d'écrire sous la dictée d'Are, ce qui explique que le manuscrit ait pu être achevé en quatre mois et demi. On ne sait pas quel âge avait alors Are, mais ce ne peut pas avoir été plus de soixante-huit ans. "
. . . L'authenticité de l'oeuvre ne fait aucun doute. Il est certain par ailleurs que nombre des chants qui parsèment le récit sont considérablement antérieurs au début du VIIIe siècle...

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