Aux sources du Japon, le Shintô
de Jean Herbert

pp. 119-135 extraits
. . . Un caractère très particulier du pur Shintô est qu'il n'offre aucun code moral reconnu...
. . . Dans son Naobi-no-mitama, Motoöri nous l'explique clairement : " Puisque les êtres humains ont été produits par l'esprit des deux Dieux créateurs, ils sont naturellement doués de la connaissance requise sur ce qu'ils doivent faire et ce dont ils doivent s'abstenir. Ils n'ont pas besoin de se casser la tête avec des systèmes de morales...
. . . Naofusa Hiraï ajoute encore la justification suivante : " Dans les diverses morales religieuses, les jugements sur le bien et le mal ne conservent ni le même sens ni la même valeur selon les individus. [Dans le Shintô] nous insistons plutôt sur une attitude de vie dynamique, qui en elle-même amène les gens à se comporter moralement ; nous ne désirons pas appliquer sous la contrainte des vertus rigoureusement formalisées. "
. . . " ...kannagara-no-michi... Agir en conformité avec le cours de la nature, sans effort conscient, en obéissant à l'impulsion de ce que nous suggère notre constitution, est aux yeux du Shintô la vertu la plus haute. Ce cours de la Nature est la volonté des Dieux. La volonté des Dieux s'accomplit dans tout ce qui agit naturellement... une foi totale dans la justesse de ce qui est naturel..." (The faith of Japan, 1914, M. Tasuku Harada)
. . . Il faut signaler aussi un autre terme, zen (à ne pas confondre avec zen de bouddhisme zen, qui vient du chinois tch'an ou tch'anna et lui-même de l'indien dyana, absorption), qui, " en plus du bien au sens moral, se réfère aussi au bonheur et à la supériorité de la nature ou de la valeur d'une chose (Basic Terms of Shintô)". Une de ses significations est probablement ce qui dans le Shintô se rapproche le plus de ce que nous appelons le Bien et la Vertu.
. . . Si nous examinons maintenant ce que le Shintô considère comme des vertus, il faut d'abord observer qu'en dépit de la multiplicité des noms qui les désignent, on n'y voit que des aspects différents d'une seule et même chose. En Shintô, " la vertu est indivisible ", relève Yutaka Hibino.
. . . L'aspect sur lequel on insiste le plus est la pureté, bien qu'elle soit plutôt un état à réaliser par le moyen d'autres vertus qu'une vertu en elle-même... le premier essentiel est " la pureté intérieure du coeur ".
. . . Ce qui est étrange, c'est qu'en japonais on ne rencontre presque jamais de terme qui désigne la pureté, alors que la purification est de toute évidence la préoccupation essentielle des shintôistes et que dans chaque écrit ou discours ou conversation portant sur le Shintô, on rencontre avec une fréquence frappante de nombreux termes désignant la purification et ses multiples méthodes... Néanmoins, en Shintô il est constamment admis que l'état réel et naturel de l'homme est plus pur que son état apparent actuel (la pureté est l'état naturel de l'homme) ; " s'il n'est pas le meilleur, il est en tout cas meilleur (Masao Yamane)". Le mot qui s'en approche le plus est probablement seïmeï, sur lequel nous reviendrons.
. . . Quant aux diverses vertus, la plus fondamentale est sans aucun doute celle que les Japonais appellent makoto, que l'on traduit généralement par sincérité, et dont le nom revient si fréquement dans le Shintô moderne. Dès le XVIIe siècle, Nobuyoshi Wataraï écrivait : " La parfaite sincérité est le principe suprême du Shintô. " Ce concept de makoto a cependant une portée beaucoup plus vaste que celui de sincérité en français. ..." Le coeur de sincérité est la manifestation la plus pure de l'esprit de l'homme... Sincérité signifie que des paroles vraies deviennent des actions vraies... Ce qui est parlé par la bouche doit certainement se manifester dans l'action... La source dont proviennent la beauté, la bonté et la vérité est née de la sincérité. (Kobutaï-no-hongi)" Selon Sokyô Ono, la signification originelle de makoto est " vérité ", non pas au sens d'une simple loi universelle abstraite, mais avec une valeur individuelle concrète applicable à chaque acte ou fait particulier ; elle embrasse notamment l'honnêteté, la véracité, la conscience. C'est en servant les Kami avec makoto que l'homme peut se conformer à la volonté des Kami (Basic Terms of Shintô). Comme le résume Akira Nakanishi en une formule lapidaire : " Makoto est l'état de kannagara. "
. . . Selon Naofusa Hiraï, " makoto est une façon sincère d'aborder la vie, avec tout son coeur, une attitude dans laquelle rien n'est éludé ni traité négligemment. Elle résulte d'une prise de conscience du Divin. C'est la réaction à la fois humble et consacrée qui jaillit en nous lorsque nous entrons en contact, directement ou indirectement, avec les actions des Kami, lorsque nous savons qu'elles existent et que nous nous sentons assurés de leur proche présence en nous. Alors, tandis que d'une part nous avons le sentiment aigu de notre bassesse et de notre imperfection en présence des Kami, nous sommes d'autre part submergés par une joie ineffable, une gratitude ineffable pour le privilège de vivre dans l'harmonie de la nature. Les conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons restent les mêmes, mais une nouvelle vision de la vie prend naissance en nous. Et alors, quand cette vie nouvelle s'ouvre devant nous, que notre coeur se transforme, nous constatons que bien des cas de pauvreté et de maladie sont en voie de guérison. La source de la morale shintô se trouve en réalité dans l'attitude de vie qu'est makoto. Lorsqu'un individu a cette attitude dans ses rapports avec autrui, et par exemple avec ses parents, il se développe tout naturellement en lui une conduite que l'on peut fort bien appeler la vertu morale de la piété filiale. L'attitude de l'individu peut rester la même, mais des actions se font jour que l'on peut qualifier de bienveillance envers les enfants, fidelité envers les amis, loyauté envers le souverain, amour pour les voisins ".
. . . Le Tenri-kyô... enseigne que " la sincérité est l'attitude d'un esprit éveillé [à la vérité] dont ont été balayées les huit poussières (ou contamination morale), et qui a été libéré du mauvais sort ".
. . . Kanichi Hirata (anciennement gûji de l'Ô-mi-jingû et maintenant président de l'Université shintô d'Ise) a même soutenu que l'importance accordée à la sincérité explique pourquoi l'objet (mitam-shiro) dans lequel le Kami est invité à descendre et à résider pour être adoré dans son temple est le plus souvent un miroir.
. . . Il ne semble guère y avoir de doute que dans ce vaste concept de makoto entre la vertu plus spécifique de seïgi ou nahoki-koto (adjectif : nahoshi), la droiture...
. . . Il est à première vue curieux de constater que seïgi lui-même embrasse koto-dama, le juste usage des mots, littéralement " l'âme des mots ". Mais koto-dama va beaucoup plus loin que son nom même ne le ferait penser ; il comprend l'affection, la tendresse, le fait d'avoir " un même coeur (Sokyô Ono)", et également koto-muke, " la parole dirigée ", dont le but est toujours d'apporter la paix (Iwao Kinoshita)...
. . . ...makoto, on peut probablement dire qu'un de ses éléments est shôjiki ou tadashiki-nahoki, l'honnêteté, c'est-à-dire le fait d'éviter avec soin " toute erreur en paroles ou en actions (Sokyô Ono)".
. . . ...wa, harmonie, ce concept s'est de plus en plus rattaché à celui de " nous "... solidarité, depuis l'aire Tokugawa, on le traduit plus exactement par " paix " (Katsunoshin Sakuraï). Selon certains prêtres (Hisanao Mizuno et Itsuo Isobe), wa en chaque homme est l'harmonie entre l'ara-mitama et le nigi-mitama ou entre Ame-no-minaka-nushi d'une part et Kami-musubi et Taka-mi-musubi d'autre part. ...une combinaison harmonieuse de ce qui existe... Voulant m'illustrer le concept par un exemple personnel, un prêtre me disait : " Même quand ma femme et moi sommes en désaccord, nous n'en restons pas moins un, et cela c'est wa ". Sur le plan individuel, wa désigne un sentiment de paix intérieure, le sentiment de ne pas être en conflit avec son milieu. Ce qui est fort voisin de cet " équilibre paisible de l'esprit " que les Japonais ont cultivé avec tant d'assiduité et tant de succès, qui leur donne " une facilité toute particulière pour faire face à des situations difficiles " et que " l'on considère comme une haute vertu (Hideo Kishimoto)".
. . . ...seïmeï ou akashi, " pureté et joie du coeur "...
. . . ...kansha, la gratitude, qui doit se manifester envers les Kami, la nation, la société et la famille...
. . . ...kenshin... signifie une offrande totale de tout ce que l'on a et de tout ce que l'on est... Ce n'est pas un sens du devoir, parce qu'il prend naissance dans le coeur et non dans la tête. Il est plus fort que l'amour...il ne doit pas seulement être dirigé vers Dieu, mais aussi vers le monde, la nation (c'est-à-dire le Japon), le lieu de naissance et toute cette société à laquelle nous devons d'être ce que nous sommes (Katsunoshin Sakuraï). On l'a défini comme " un dévouement à l'intérêt commun ".
. . . Pour les shintôistes, une des conditions préalables de l'harmonie est la pratique de la tolérance (Sokyô Ono), non seulement dans le domaine des idées et des croyances, mais aussi dans celui de l'action. Ils vont jusqu'à s'abstenir systématiquement - sauf exceptions (le menteur...), bien entendu - d'intervenir lorsqu'ils voient quelqu'un agir mal (Morihiko Tomioka)... Une " générosité tolérante "..." une recherche mentale de la variété "...une " nature assimilatrice ".
. . . ...bienveillance ou humanitarisme, les actions qui expriment le respect...
. . . tsutsushimi, ...une attitude circonspecte, une attitude dans laquelle on se conforme avec soin aux règles et aux principes, une attitude où l'on veille à éviter tout manque de respect et tout échec... les cérémonies religieuses doivent se dérouler avec tsutsushimi ; la purification du " péché ou des souillures " est aussi en rapport avec tsutsushimi...
. . . ...la piété filiale, le dévouement à l'Empereur, la fidélité dans l'amitié...
. . . ...devoirs (prières et offrandes) envers les ancêtres, devoirs envers les générations qui ne sont pas encore nées. ...l'amour des Japonais pour leurs enfants ne le cède à celui d'aucun autre peuple.
. . . On insiste beaucoup aussi (Sokyô Ono) sur tsuï-shin, le fait d'être industrieux et travailleur. L'un des aspects les plus frappants de la vie japonaise est d'ailleurs que l'on n'y voit pratiquement jamais de personnes oisives. Même en dehors des heures de travail, dans ce qu'ailleurs on appellerait les heures de loisirs, les Japonais sont toujours occupés à faire quelque chose. Et bien que ce soit peut-être trop en rétrécir le champ d'application, on peut sans doute rapprocher tsuï-shin de cette autre grande vertu qu'est pour les shintôistes itsu, puissance et force de volonté. La combinaison de la " tolérance ", du wa intérieur et de l'itsu explique peut-être dans une certaine mesure l'aptitude remarquable qu'ont les Japonais pour des sports comme le judo.
. . . Il faut relever enfin l'importance que la plupart des shintôistes attachent à la spontanéité, qui leur paraît un facteur indispensable de l'attitude juste ; ils y voient une protection efficace contre la pression effectuée par l'égo (Yoshiyuki Noda, professeur à l'Université de Tokyo).
. . . Le Shintô ne semble guère préoccupé par l'alcool ni par le sexe. Lorsqu'on insiste beaucoup, les prêtres répondent que l'on ne doit pas encourager les rapports sexuels avant le mariage (Naofusa Hiraï) et que les rapports extra-conjuguaux ne sont pas souhaitables (Morihiko Tomioka), mais ils ne sont pas très catégoriques. Ils n'ont rien contre l'alcool, et à l'occasion se livrent entre eux à des joutes autour de la dive bouteille, tout comme des religieux chrétiens. Ils déclarent même volontiers que le saké peut contribuer à notre harmonie intérieure, à condition que l'on évite soigneusement l'ivresse (Morihiko Tomioka).
. . . D'après la tradition, l'essentiel de l'enseignement donné par les fameux sansha-takusen, les trois oracles reçus pendant l'ère de Kamakura dans l'Ise-jingû, le Kasuga-taïsha et l'Iwa-shi-mizu-hachiman-gû, était respectivement honnêté, bienveillance (charité) et pureté (Fumikiyo Tanaka, gûji de l'Iwa-shi-mizu-hachiman-gû). Au début de l'ère Muromachi, on voyait souvent de belles calligraphies de ces trois mots suspendues dans les maisons des nobles attachés à la Cour, et pendant la période Edo, ils étaient souvent gravés sur les armes des samouraïs. Ces trois vertus furent considérées jusqu'à la Réforme Meïji comme constituant l'essence même du Shintô ; à cette époque, elles furent remplacées par le kannagara-no-michi (Akira Nakanishi).
. . . La profonde préoccupation qu'ont les Japonais pour leur propre honneur, et plus encore pour celui de leur famille, vient d'ailleurs remplacer de façon fort satisfaisante et efficace toute liste d'injonctions et d'interdictions...

. . .Si le Shintô n'apporte pas de morale systématique comparable à la notre, il attache par contre une grande importance à la pureté rituelle... Les principales causes de pollution (kegare) sont l'enfantement, les règles mensuelles et le contact avec la mort, et elles ne frappent pas seulement les personnes directement intéressées, mais toute la famille. Jusqu'au Moyen-Age, la consommation de viande, la maladie, l'acupuncture étaient aussi facteurs de pollution (Basic Terms of Shintô)...
. . . ...imi. A l'origine, le terme signifiait " action d'éviter ", et s'appliquait à des états ou évènements qui entravent la célébration de cérémonies religieuses (Basic Terms of Shintô)...
. . . Dans les manuels de morale chrétienne, on donne normalement le péché comme la contrepartie naturelle de la vertu. Cette polarité n'existe pas dans le Shintô où ce que nous appelons péché est plutôt considéré comme un élément extrinsèque, une erreur, qui n'affecte pas la nature réelle de l'homme. Le terme japonais le plus général est tsumi, qui " jadis avait une signification très large embrassant la pollution, la maladie, le désastre et l'erreur (Basic Terms of Shintô)". ...qu'il (tsumi) résulte d'un comportement immoral ou d'un malheur ou d'une erreur dans le rituel ou d'un simple accident, tsumi pouvait être détruit, brûlé ou lavé par des rites purificatoires. Le mot japonais aku a aussi pratiquement le même sens que tsumi, et embrasse " toute infériorité dans la nature ou la valeur d'une chose (Basic Terms of Shintô)".
. . . On distinguait jadis entre les ama-tsu-tsumi ou péchés célestes et les kuni-tsu-tsumi ou péchés terrestres, les uns embrassant tous ceux qui furent commis par Susano-wo, y compris les actes destructeurs nuisibles à l'agriculture, et les autres les coups mortels, les actions immodestes, le fait de tuer des animaux domestiques, l'usage de la magie, la lèpre, la chute de la foudre et les dégâts commis par les oiseaux.
. . . Dans le Shintô classique on considère que les infractions à la morale ou à la loi, ainsi d'ailleurs que tout mal, sont causées par l'action d'un ou plusieurs esprits malins appelés Maga-tsu-hi, qui proviennent du monde de Yomi, et par conséquent de quelque chose qui échappe à la volonté de l'homme.
. . . Aussi, bien que l'homme soit inévitablement exposé aux attaques de Maga-tsu-hi, " il n'y a en Shintô rien que l'on puisse comparer au concept chrétien du péché (J. W. T. Mason)" ; on voit dans le pécheur non pas un criminel-né, mais quelqu'un qui, pour un temps, a cessé d'apartenir à un monde de bonté et de bonheur, mais conserve le droit d'y revenir ; il faut le lui rappeler s'il la oublié, et il faut le ramener au bonheur auquel il a droit (Basic Terms of Shintô). A la différence du bouddhiste, le shintôiste " ne considère pas que ce soit pour lui un malheur d'être né. Pour le Shintô, la vie terrestre est une satisfaction que désire l'esprit divin (J. W. T. Mason)". Et les Japonais sont assurés de pouvoir se dégager de tout échec moral qu'ils auraient subi. " Si fréquement que l'eau puisse se troubler, elle n'en recouvrera pas moins sa pureté et sa limpidité originelles. Et c'est là l'image même de notre pays vénéré (Hatta, Tomonori)."
. . . K. Kanzaki disait à ses compatriotes : " Nous recevons des Kami, par descente directe à travers nos ancêtres (nous faisons partie de la Nature divine), un don spécifique de tendances et de facultés, et si nous laissons cette disposition innée s'exprimer normalement, nous réaliserons spontanément la piété filiale, la loyauté et l'amour du prochain. Il n'y a ici aucun conflit entre individualismes, et l'on ne situe pas les Dieux en dehors du monde des hommes...
. . . " Tout ce dont nous avons besoin, me disait M. Sokyô Ono, c'est d'être conscients de la nécessité de revenir au wake-mitama du Kami, wake-mitama que nous possédons déjà. Pour le recouvrer, la purification est nécessaire. Pour le redécouvrir, nous devons bien nous conduire dans la vie de tout les jours. "
. . . ...le Tenri-kyo, compare le péché à de la poussière qui se déposerait sur la surface d'un miroir. Le miroir alors ne reflète plus une image fidèle, mais il ne faut pas l'en blâmer ; il suffit de l'épousseter et il redevient aussi pur qu'auparavant...
. . . Qu'il ait ou non reçu un avertissement divin, l'homme doit assumer la responsabilité de faire tout ce qui peut être nécessaire pour recouvrer son état normal de pureté. Il y parvient surtout par le haraï, que nous allons maintenant étudier, et qui comprend l'enlèvement des obstacles, la purification et l'expulsion de Maga-tsu-hi (Basic Terms of Shintô).
. . . En Shintô, le but de la discipline spirituelle et de la recherche mystique est généralement décrit comme la " pacification " ou l' " apaisement " de l'âme (mitama-shizume, chin-kôn).

pp. 136-140
. . . En Shintô, le but de la discipline spirituelle et de la recherche mystique est généralement décrit comme la " pacification " ou l' " apaisement " de l'âme (mitama-shizume, chin-kôn). Comme dans toutes les autres religions, les exercices en rapports directs avec la transformation du moi intérieur sont précédés et accompagnés d'autres exercices, de nature en apparence plus matérielle et mécanique, qui visent à la purification.
. . . La description la plus méthodique que j'ai pu obtenir de l'ensemble des opérations m'a été fournie par l'école du Yamakage Shintô. La voici :
. . . Le misogi-haraï conduisant au chin-kôn doit comporter quatre stades différents, dont chacun comprend yoshi-baraï et ashi-baraï, littéralement purification du bien et purification du mal. Ce sont :
. . . 1° Le misogi-haraï du corps, dans lequel on doit :
. . . a) se débarasser par un bain de la saleté extérieure ;
. . . b) se débarasser des toxines qui sont à l'intérieur du corps en purifiant les intestins et le sang ;
. . . c) ajuster son alimentation et son sommeil ;
. . . d) assujetir son corps à une règle, par des mouvements " qui lui confèrent la divinité " ;
. . . e) purifier le corps astral.
. . . 2° Le misogi-haraï du coeur, dans lequel on doit :
. . . a) s'engager dans une vie purifiée isolée de la vie mentale impure, c'est-à-dire s'efforcer d'installer en soi-même les concepts de la vie, de l'âme, de l'univers et de la Divinité, afin de réaliser la " vie fondamentale " par la paix, la tranquilité, la tolérance et la placidité ;
. . . b) pratiquer l'unité mentale, que ne peut jamais affecter l'impureté ;
. . . c) s'élever purifié à une conscience plus haute et plus vaste.
. . . 3° Le misogi-haraï du milieu, dans lequel on doit :
. . . a) nettoyer le milieu où l'on vit ;
. . . b) s'abstenir de paroles sombres et décourageantes et n'employer que des paroles lumineuses ;
. . . c) éviter les conversations inutiles et s'efforcer d'apaiser son âme ;
. . . d) servir et secourir autrui ; aider soi-même et autrui à manifester une plus grande dévotion envers les Kami.
. . . 4° Le misogi-haraï de l'âme, dans lequel on doit :
. . . a) unification purifiée de l'âme ;
. . . b) purification par l'âme sainte qui répand la lumière comme le soleil ;
. . . c) ascension dans le monde " aux dimensions plus hautes et plus vastes ".
. . . Après quoi vient le chin-kôn (Kikumaro Ôuë).
. . . Considéré isolément et stricto sensu, le misogi est " un procédé consistant à rejeter du corps et de l'esprit le péché et la pollution par l'usage de l'eau... une purification effectuée dans un cours d'eau ou dans la mer (Basic Terms of Shintô, op. cit.)". Son élément essentiel est par conséquent le bain froid.
. . . Dans la pratique toutefois, et qu'il soit ou non combiné avec le mot baraï, le mot misogi, pris lato sensu, désigne " tout le processus de la discipline spirituelle et n'embrasse pas uniquement toutes les pratiques destinées à rejeter impuretés et désagréments et à purifier le corps et l'esprit (Ibid.)", mais tous les stades que nous venons d'énumérer.
. . . Considéré isolément, haraï, autrefois prononcé haraë, et parfois écrit et prononcé -baraï en composition, désigne " les cérémonies shintô de purification, la prière aux Dieux qui écarte tous péchés, toutes pollutions et tous désastres, le retour à un état dans lequel on peut s'approcher des Dieux en purifiant son corps et son esprit (Ibid.)".
. . . Le mot shugyô, ou simplement gyô, qui a des associations d'idées bouddhiques, désigne les " exercices mentaux ", mais embrasse également et notamment " les ablutions sous des cascades, l'ascension des montagnes, le jeûne, etc. (Hideo Kishimoto)".
. . . Disons tout d'abord que pour recueillir tout le fruit de son misogi, le shintôiste doit pendant la période immédiatement précédente se soumettre à certaines règles précises. Ces règles varient naturellement selon les sectes et les écoles, mais d'une façon générale il faut prendre les aliments simples en petite quantité, suivre un régime végétarien, s'abstenir d'alccol, de thé et de café, prendre un bain froid ou une douche froide après le bain chaud quotidien, changer chaque jour de sous-vêtements et passer plus d'une heure en méditation chaque matin et chaque soir (Kikumaro Ôuë).
. . . Une valeur considérable s'attache au bain rituel dans l'eau froide. Tomobe no Yasutaka écrit : " Qu'est-ce que l'ablution ? Ce n'est pas seulement laver son corps avec de l'eau lustrale, cela signifie se conformer à la Voie juste et morale. Pollution signifie mal moral ou vice. Même lorsqu'un homme se débarrasse de sa saleté corporelle, il ne sera pas agréable à la Divinité s'il ne met pas un frein à ses mauvais penchants."
. . . Lorsqu'on se baigne dans l'eau froide pour faire du misogi, il faut jeter de l'eau sur les diverses parties du corps dans l'ordre suivant : la bouche, le visage, les parties sexuelles, la poitrine et le ventre, les pieds et les jambes, les épaules et les bras, le dos, de nouveau la poitrine et le ventre, et enfin le corps tout entier (Kikumaro Ôuë). Poue être complètes, les ablutions froides (mizu-gori) doivent se pratiquer successivement à l'embouchure d'un fleuve, près de la source d'une rivière, dans la mer, sous une cascade et dans une source ou un réservoir (Ibid.). C'est pour permettre ce dernier exercice que la plupart des grands temples ont dans leur enceinte un bassin ou un petit lac ; certains d'entre eux sont encore en usage et jouissent d'une grande renommée, comme par exemple le Ô-te-haraï (ou Mitaraï-no-ike) du Kashima-jingù... (voir p. 138-139, pliages ésotériques du papier de goheï pour des exercices spirituels)
. . . Parallèlement à l'usage de l'eau froide, il faut citer celui du sel... On en parsème matin et soir devant la porte de la maison...

pp. 144-151
. . . Pour "débarasser le corps des toxines qui s'y trouvent, en purifiant les intestins et le sang " pendant les périodes de misogi, on observe généralement un régime alimentaire spécial (période courte : riz, sel, graines de sésame, fruits, miso, algues, umeboshi - période moyenne : légumes, fruits, lait, beurre, tofu, age, noix, champignons, bougeons, pousses de bambou, brindilles - période de cent jours ou plus : viande autorisée)...
. . . Dans tous les cas, le café, le thé et les boissons alcooliques sont interdits (Kikumaro Ôuë).
. . . Pour " assujettir le corps à une règle par des mouvements régulatoires qui le divinisent ", on a recours à des techniques respiratoires qui concourent à sa spiritualisation. A l'Izumo-ô-yashiro par exemple, les membres de la famille sacerdotale des Senge emploie des rythmes respiratoires qui leur sont particuliers (Takanobu Senge). Il m'a été affirmé qu'au Japon on ne peut pas employer les méthodes hindoues de prânâyama au-dessous de trois mille mètres " parce que l'air y est trop humide " et qu'elles pourraient provoquer des maladies, notamment dans les reins. Une méthode japonaise assez courante consiste à aspirer par le nez, à retenir le souffle pendant un temps assez bref et à expirer silencieusement par la bouche en dirigeant " mentalement " le regard vers un miroir situé à hauteur des yeux, à une distance égale à la longueur du bras (Kikumaro Ôuë).
. . . Dans deux des grands temples les plus ésotériques du Japon, l'Iso-no-kami-jingù et le Kashima-jingù, les prêtres ont bien voulu m'enseigner certaines de leurs techniques respiratoires particulières qui s'accompagnent - comme il est normal - de mouvements du corps et de l'émission de sons ou de paroles.
. . . Le gûji de l'Iso-no-kami-jingù pratique régulièrement l'exercice suivant, qui constitue un élément essentiel du tama-furi pour soi-même, et est par conséquent un jishu (pour soi-même)- chin-kôn, que l'on appelle furube-no-kam-waza. Il s'assied sur une petite natte dans le haïden, faisant face au honden ; ses pieds sont joints devant lui, plante contre plante ; les genoux sont élevés et écartés de la largeur de deux poings. Le tronc est penché d'abord à droite, puis à gauche, puis en avant, puis en arrière, et revient ensuite à la position verticale ; ces mouvements se répètent sans interruption pendant tout le furube-no-kam-waza. Les mains sont posées à plat, paume contre paume, laissant un certain espace vide entre elles dans la partie centrale ; elles tournent alternativement l'une contre l'autre de sorte que l'extrémité du pouce d'une main rejoigne la racine du médius de l'autre main. Tandis que les mains se déplacent ainsi l'une par rapport à l'autre, les bras sont soulevés et suivent les mouvements du tronc, les mains venant successivement au-dessus de chaque genou.
. . . Pendant tout l'exercice, le gûji répète une formule sacrée composée des noms anciens des dix premiers nombres prononcés selon les traditions religieuses : hi (un), hu (deux), mi (trois), yo (quatre), itu (cinq), mu (six), nana (sept), ya (huit), kokono (neuf), tari (dix). Nous reviendrons ailleurs sur la signification ésotérique de cette énumération (Cf. Les Dieux nationaux du Japon, chap. IV). Elle se faisait naguère en silence, mais est maintenant audible et dure environ trente-cinq secondes. La respiration doit être très lente, l'aspiration se faisant par le nez et l'expiration par la bouche. Il n'y a pas de règle qui fixe la direction du regard.
. . . Pendant cet exercice, le pratiquant perd conscience du temps et de l'espace. Parfois d'étranges phénomènes se produisent ; par exemples des lumières lui apparaissent à l'intérieur de son corps.
. . . Différents écoles utilisent des séries complexes de positions des mains qui doivent aider à la concentration. Il est difficile de dire dans quelle mesure ses positions, très différentes des mûdras hindous, sont d'origine bouddhique. Elles sont parfois envisagées en rapport avec un certain Kami (Hakkaï, selon Percival Lowell) et s'accompagnent souvent de la prononciation de certaines formules sacrées. L'une de ces dernières, qui serait le mantra de la contraction et de l'expansion, se présente comme suit (voir p. 145 pour l'ordre dans lequel il se prononce) :

A . . . I . . . U . . . E . . . O

Une autre, qui serait celle de la famille impériale, est A-JI-MA-RI-KA-N (Kikumaro Ôuë).
. . . Ce qui précède ne porte évidement que sur l'aspect physique et par conséquent le moins important de l'exercice ; nous décrirons plus loin ses aspects mystiques.
. . . Autrefois ce genre de tama-furi se pratiquait uniquement en secret, et n'était connu que du gûji de l'Iso-no-kami-jingù, qui le communiquait à son successeur. En 1954 seulement, un petit nombre d'autres prêtres en furent instruits et autorisés à le pratiquer ; plus tard ce privilège fut étendu à tous les prêtres du temple. Tout récemment, l'Association nationale des temples shintô (Jinja-honchô), reconnaissant la haute valeur spirituelle de ces exercices, sollicita l'autorisation pour un petit nombre de prêtres soigneusement sélectionnés de recevoir cet enseignement, et une trentaine viennent maintenant chaque année passer une semaine au temple pour s'y exercer (Shigeyoshi Aoyama). Aucun laïc, japonais ou étranger, n'y avait été admis avant que le gùji m'accordât ce privilège en 1961.
. . . Il existe naturellement des variantes dans d'autres écoles et d'autres temples. Dans le Yamakage-shintô par exemple, la récitation des dix premiers nombres est suivie chaque fois des mots hôrube (balancement), uraüra (en secouant). Au Kashima-jingù, la rotation du tronc est continue et suit la surface d'un cône ; lorsque les mains passent au-dessus du genou droit, le prêtre s'efforce de " faire descendre l'esprit " et lorsqu'elles passent au-dessus du genou gauche, de le faire " remonter " (Shigeo Miyamoto, gon-negi du Kashima-jingù)
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